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mais, avant d’en parler, comment ne pas dire un mot de cette étrange prétention d’obliger le Sénat à voter la loi sans même la regarder ? S’il la regardait, il y changerait probablement quelque chose, et, s’il y changeait quelque chose, elle devrait revenir devant la Chambre. Ce serait, dit-on, beaucoup de temps perdu, et peut-être la loi ne pourrait-elle pas être appliquée avant les élections prochaines, ce qui serait un désastre. D’ailleurs on cite des précédens. La loi du service de deux ans a été votée par la Chambre telle qu’elle lui revenait du Sénat, et, hier encore, la Chambre a fait le même honneur à la loi qui étend la compétence des juges de paix. Qu’est-ce que cela prouve ? Il faut toujours bien, pour en finir, qu’une des deux Chambres vote une loi telle qu’elle lui revient de l’autre : mais la loi sur le service de deux ans avait déjà fait deux fois la navette entre le Palais-Bourbon et le Luxembourg, et la loi sur les juges de paix avait fait et refait le même chemin un nombre de fois double ou triple depuis quinze ans, peut-être plus. Rien de pareil avec la loi de séparation. Non seulement elle n’a encore été examinée que par la Chambre des députés, mais celle-ci, en votant l’urgence, n’a voulu lui consacrer qu’une seule lecture. C’était montrer une singulière hâte ! Si la Chambre avait voulu qu’on prît sa loi sans y changer un mot, elle aurait dû se donner la peine de la corriger, de la ratisser elle-même, de manière à ajuster les divers articles les uns avec les autres. Une loi aussi importante, et qui touche à tant d’intérêts divers, n’a pas traversé impunément une discussion de trois mois : on y a fait des changemens imprévus, on y a introduit des amendemens discordans, on en a détruit l’homogénéité. Si la loi n’était pas revisée, pour le moins dans sa rédaction, elle resterait informe et difforme, et on ne tarderait pas à être embarrassé devant les contradictions qu’elle contient. Il faudra donc que le Sénat en retouche le texte, quand bien même il n’en modifierait pas l’esprit. Mais il y a, en vérité, une autre raison, et d’un ordre supérieur, pour que le Sénat l’étudié sérieusement et la discute en toute liberté d’esprit, c’est qu’il proclamerait sa propre inutilité s’il ne le faisait pas. Ce serait une abdication de sa part. Eh quoi ! Il n’y a certainement pas eu depuis notre grande Révolution une loi plus grave dans son principe, ni plus inquiétante dans ses conséquences ; la Chambre ne lui a consacré qu’ime lecture, longue sans doute mais incohérente ; et le Sénat ne lui accorderait qu’un simulacre de discussion ! Cette loi est pourtant elle-même toute une révolution ! Le Sénat pourrait renoncer à l’exercice d’un droit ; il ne peut pas renoncer à l’accomplissement d’un devoir, et il n’y a jamais eu devoir plus impérieux