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Dieu. » C’était là une vue de génie, très féconde en lointaines conséquences, et qui fait de Pascal, dans l’histoire de l’apologétique, un nom aussi considérable que celui de Socrate dans l’histoire de la philosophie. Car la révolution que, selon une très heureuse formule, Socrate est venu opérer en philosophie, il l’a opérée, lui, Pascal, dans un autre domaine ; il a fait descendre l’apologétique du ciel sur la terre. Et dans cet effort, il a porté une telle supériorité de génie, une telle sincérité et une telle pénétration de pensée, un sentiment si vif et si puissant des besoins et des exigences de l’homme moderne, que ce livre, tout inachevé qu’il soit, est peut-être encore, à l’heure actuelle, la plus forte et la plus agissante des Apologies du christianisme, et qu’en tout cas, les Apologies actuelles ou futures semblent ne devoir remplir tout leur objet que dans la mesure où elles reprendront et réaliseront le dessein de Pascal, et où elles se rapprocheront de l’œuvre qu’il avait rêvée.

Voilà, semble-t-il, quelques-unes des raisons qui font de Pascal celui peut-être de nos grands écrivains que nous aimons le mieux et le plus profondément, et des Pensées le livre que bien des esprits, à l’heure actuelle, considèrent comme le plus beau de la langue française, comme le plus représentatif des hautes qualités de notre race. Quand Gœthe déclarait Voltaire « le plus grand écrivain que l’on pût imaginer parmi les Français, » il se trompait, et il oubliait au moins Pascal : ni pour la force et pour l’éclat du style, ni pour la profondeur et la noblesse de la pensée, Voltaire n’est comparable à Pascal. A ceux qui seraient tentés de nous accuser de légèreté et de prosaïsme, nous pouvons répondre par ce mince recueil des Pensées. Depuis plus de deux siècles qu’il a vu le jour, il n’a pas pris une ride. Que dis-je ! Il semble que, de jour en jour, nous en comprenions mieux la richesse de signification et l’étonnante portée, et que, de jour en jour aussi, un plus grand nombre d’âmes y viennent puiser l’aliment quotidien de leur vie morale. Nul écrivain parmi nous ne méritait mieux cet honneur : car, s’il m’est permis de reprendre ici et d’appliquer à Pascal lui-même la plus belle et la plus touchante parole qui soit tombée de cette plume merveilleuse, nul n’a versé plus généreusement le sang de son humanité dans son œuvre.


VICTOR GIRAUD.