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toutes grandes, les plumes frémissant à peine, puis ils foncent tout à coup vers les profondeurs des gorges. De temps en temps, des vautours, érigeant leurs cols maigres, tournoient en longs circuits au-dessus de l’abîme. Ils tombent subitement, de toute leur envergure, avec la pesanteur d’une masse. Alors c’est une panique parmi les rôdeurs de charognes : les ailes claquent, remplissent d’un immense battement le couloir sonore, les cris aigus deviennent une clameur assourdissante. Eperdus, ils s’enlèvent en une lourde nuée d’orage que disperse le sol sinistre des gypaètes.

Je vois s’enfuir, tout près de moi, de gros oiseaux au plumage fauve, bordé d’une frange noire. Ces oiseaux funèbres, ils sont innombrables et tenaces. Dès que les vautours ont disparu, ils reviennent par bandes. La clameur affamée recommence. Les ailes rousses palpitent, avec des soubresauts de joie, comme s’il y avait là toute une provende de charnier, une fosse où se décomposeraient des milliers de cadavres !

Surplombant ce trou lugubre, Cirta se dresse à la cime la plus abrupte du défilé. De l’endroit où je suis, on ne distingue que les murs bleus du quartier arabe. La crudité de cette couleur renforce encore la tonalité brutale du paysage. Je songe aux murailles peintes d’Ecbatane, à je ne sais quelle citadelle barbare que des hommes à demi sauvages auraient tatouée du haut en bas, comme le corps d’un nègre. Dissimulée derrière ses escarpemens, la ville a l’air de se tenir là en embuscade, — telle une bête carnassière qui épie sa proie. Elle sait que le piège est infaillible et, qu’une fois entré dans les replis de son antre, l’ennemi ne pourra plus sortir.

En vérité, c’est ici qu’il faut venir pour savoir ce que fut la Cirta numide. On l’y retrouve dans les traits essentiels qui ont servi à définir son type historique aussi bien que légendaire : — un lieu propice à tous les guets-apens et à toutes les traîtrises, un décor tout préparé pour les plus cruelles tragédies, telle est l’image qui s’ébauche d’elle-même, au fond de ce ravin, parmi les cris des corbeaux et des vautours, devant ces écroulemens de pierres éclaboussées de sang et empestées d’une odeur de pourriture !

Je regarde, en face de moi, le rocher de Sidi-Rachid, cet éperon méridional de l’enceinte, que les indigènes appellent le Rocher de la Femme adultère ; et, par une association d’idées inévitable, je me rappelle la grande tragédie de Cirta, celle de