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d’une ruine, mais sans grandeur ni beauté. Par derrière, la chapelle de Saint-Louis, rotonde de style troubadour, barbouillée à l’intérieur d’un affreux badigeon, ne se défend du grotesque que par la mémoire héroïque qu’elle perpétue.

Je me détourne de ces pieuses horreurs et, malgré la rafale, je m’avance jusqu’à l’extrémité de Byrsa, d’où l’on domine tout remplacement de la Carthage primitive et la mer, jusqu’aux montagnes du rivage opposé.

L’horizon est immense, mais il disparaît à chaque instant, sous un voile de poussière qui l’enténèbre comme un brouillard. A de certains momens, je n’y vois plus, mes paupières se ferment. Et pourtant je me cramponne à ce lieu sacré, un des plus pathétiques qui soient au monde. Sous les coups de vent qui m’assaillent et qui, derrière moi, font craquer les cyprès du monastère, il me semble que je chancelle sous le poids des souvenirs qui déferlent des profondeurs du passé…

Que d’images se pressent sur ce plateau de Byrsa ! Que de noms glorieux s’y évoquent d’eux-mêmes ! Des civilisations y sont passées l’une après l’autre, et, avec elles, des hommes de tous les siècles et de tous les pays ! La Carthage punique, la Carthage romaine, les figures historiques ou légendaires de tant de généraux, de poètes, d’orateurs, d’évêques ou d’apôtres, — tout cela défile instantanément dans la pensée qui déborde. Mais surtout pour une âme française, quel lieu exaltant que celui-ci ! Ceux de chez nous ont véritablement conquis cette colline. Pèlerins de l’art, ou pèlerins de la foi, ils l’ont marquée à l’empreinte de la patrie, depuis saint Louis, qui vint y mourir sous le cilice et la cendre de la pénitence, jusqu’à Chateaubriand, qui, dans cette métropole de l’église africaine, poursuivait encore les vestiges de ses Martyrs, jusqu’à Flaubert enfin, qui conçut, à cette même place, son épopée de Salammbô !… Flaubert est, ici, omniprésent. Comment ne pas penser à lui, dans ce grand cimetière anonyme qu’est devenue Carthage ! Comment ne pas s’incliner devant la toute-puissance de son génie ? De ces mornes plaines, où s’est appesanti le silence de l’oubli, où les pierres elles-mêmes sont ensevelies sous la terre, il a fait surgir une vision tellement hallucinante que non seulement elle supplée, mais qu’elle efface la réalité misérable ! La Carthage de l’histoire est anéantie à tout jamais : maintenant il n’en existe plus d’autre que la sienne !…