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Le soir, dès que le mistral s’est calmé, je parcours presque toute l’enceinte de la ville : promenade ingrate et fatigante à travers des fondrières, des citernes éventrées, des tas de décombres informes ! La colline de la Junon Céleste, où Flaubert a placé le temple de Tanit, l’amphithéâtre, les nécropoles de Dermech, le Céramique, l’Odéon, — ce ne sont plus que des terrains vagues, dont les noms seuls disent encore quelque chose à l’esprit.

Pour retrouver un peu de la Carthage punique et de la Carthage romaine, il faut se rabattre sur les musées où l’on entasse, depuis plus de trente ans, les trouvailles des fouilles.


J’entre au musée des Pères Blancs, qui occupe le rez-de-chaussée du monastère, derrière la Basilique Saint-Louis, — et, dès le seuil, je respire l’atmosphère spéciale à ces catacombes archéologiques, — atmosphère analogue à celle des hôpitaux, des infirmeries, des caveaux mortuaires. Il y flotte une odeur fade, complexe, indéfinissable, où se mêlent les émanations des bois pourris, des vieilles pierres rongées de moisissures, des ossemens saupoudrés de terreau, des bandelettes effilochées et tout imbibées de liquides noirâtres, des étoffes antiques à la trame amincie et dont les broderies s’effacent comme les caractères tracés sur le papier brûlé.

Ces salles austères, avec leurs gammes de nuances évanescentes, la lumière pâle qui adoucit les contours des objets, l’air pesant et comme chargé d’atomes humains qui baigne toutes ces choses défuntes, elles apparaissent ainsi que des limbes terrestres, intermédiaires entre la vie et la mort, où les siècles peuvent renaître, sans redouter l’atteinte brutale du grand jour.

Dans la pénombre discrète des vitrines, voici d’abord les lampes funéraires en argile rouge, innombrables comme les morts dont elles éclairaient les sépulcres. Elles appartiennent à toutes les époques, elles affectent toutes les formes. Il en est de riches et de pauvres, de grossières et de délicatement modelées. Celles-ci ont un manche en queue d’hirondelle, celles-là sont munies d’oreillettes. Elles sont mollement renflées comme des coquillages, enroulées comme des escargots, allongées comme des