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dédain : « J’ai un profond mépris pour Rousseau, et je suis parfaitement indifférent à ce que les lettrés de Paris peuvent penser à ce sujet. » Mais il s’échauffe promptement, et sa riposte est vive : « Je ne puis m’empêcher de penser que, si Rousseau a droit d’attaquer tous les gouvernemens et toutes les religions, j’ai le droit d’attaquer Rousseau. D’Alembert peut s’offenser qu’on lui attribue ma lettre : il a raison de le faire ; je serais, moi, désolé que l’on m’attribuât ses Éloges et ses traductions de Tacite. Cependant je lui pardonnerai tout, pourvu qu’il ne me traduise jamais[1]. » Puis, de sa défense personnelle, il passe à celle de Mme du Deffand : « Porter la haine contre une femme vieille et aveugle, au point de haïr ses amis sans motifs, est triste et misérable. La conduite de d’Alembert est injuste. Je n’ai jamais entendu Mme du Deffand parler de lui que trois fois, et jamais, bien qu’elle ne l’aime pas, avec aucune réflexion à son préjudice. Je me souviens que, la première fois que je l’ai entendue mentionner son nom, je dis que l’on m’avait assuré que c’était un bon mime, mais que je ne pouvais le croire un bon écrivain ; elle me releva, et dit qu’il était extrêmement amusant[2]. »

Longtemps encore, sur ce ton agressif, se poursuivra la polémique, à la grande joie de la galerie, fort divertie de cette guerre intestine, dont personne d’ailleurs ne s’amuse de meilleur cœur que Voltaire. « Voici, s’écrie-t-il gaiement[3], une affaire aussi ridicule que Jean-Jacques lui-même ! Je me trouve fourré dans cette noise, comme un homme qui assiste à un souper auquel il n’est pas prié. Ce polisson de Jean-Jacques se plaint que je lui ai écrit une lettre dans laquelle je me moque de lui. Il est très sûr que je m’en moque ! »

Si justifiés que fussent rires, sarcasmes et quolibets, il y faut préférer l’attitude qu’adoptèrent, l’effervescence une fois tombée, les deux amis dont l’âme haute n’était pas faite pour de telles pauvretés. Hume et Julie de Lespinasse. Le philosophe anglais, après la première bouffée de colère, avait promptement repris possession de lui-même ; il le prouva l’année suivante, en implorant de son propre mouvement, avec une éloquence émue, la compassion de ses amis en faveur de l’ingrat Rousseau, et en priant Turgot de lui faire accorder sa grâce. Après bien des

  1. Lettre du 6 novembre 1766 à Hume (Walpole’s private correspondence).
  2. 11 novembre. — Ibid.
  3. 27 octobre 1766. — Correspondance générale de Voltaire.