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mais cependant nos vices sont affaiblis par nos défauts ; au lieu que, dans ce pays-là, il n’y a que l’excès du malheur qui modifie l’excès de la corruption et de l’avilissement ! »

Par une conséquence naturelle, le régime britannique excite à la fois son envie et son admiration. Elle le proclame même en des termes qui feraient tort à son patriotisme, si l’on ne tenait compte de cette fièvre d’exaltation qui entraîne quelquefois sa plume fort au delà de sa pensée : « Pour moi, faible et malheureuse créature que je suis, si j’avais à renaître, j’aimerais mieux être le dernier membre de la Chambre des communes que d’être même le roi de Prusse ; il n’y a que la gloire de Voltaire qui pourrait me consoler de n’être pas née Anglaise ! » Elle compare, à tout bout de champ, le sort des habitans du pays d’outre-Manche avec celui de ses compatriotes, et la comparaison est toujours en faveur des premiers. Au fond, vers la fin de sa vie, elle semble avoir été atteinte de ce chagrin de parti pris et de ce pessimisme amer qui, dans les temps troublés, se confondent aisément avec la clairvoyance. Le jour de la mort de Louis XV, elle revenait d’Auteuil avec « une carrossée d’amis, » ils rencontrèrent en chemin Morellet, qui leur apprit le changement de règne. Tous se congratulaient ; mais Mlle de Lespinasse se penchant hors de la portière : « Mon cher abbé, cria-t-elle tragiquement, nous allons avoir pire ! » On la trouva sur le moment, nous dit le narrateur[1], « bien disposée à voir les choses en noir ; » mais après coup, quand survint la Révolution, les témoins de cette petite scène se rappelèrent ces paroles comme une espèce de prophétie.

Même l’arrivée au ministère de Turgot et de Malesherbes, — l’un, comme elle dit, « son ami depuis dix-sept ans, » l’autre un peu plus récent en date, mais guère moins intime avec elle, — la direction des affaires de l’État remise aux mains des philosophes, cet événement qui, semble-t-il, aurait dû combler tous ses vœux ne parvient pas d’abord à dissiper ses doutes, à éclaircir ses sombres prévisions : « Il y a tant de nouvelles, tant de mouvement, tant de joie, écrit-elle[2], qu’on ne sait auquel entendre. Je voudrais être bien aise, et cela m’est impossible. » Deux jours après : « L’ivresse est générale ; il y a cette différence entre ma disposition et celle de tout ce que je vois, qu’ils sont transportés

  1. Mémoires de Morellet.
  2. 23 août 1774. — Lettres à Guibert. Édition Asse.