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qui passerait brusquement des régions de la glace « au climat brûlant de l’Equateur, » pour retomber sans transition à la frigidité du pôle, sans pouvoir, en aucune saison, marquer « le tempéré ! »


Quelque vif intérêt qu’elle prenne aux spéculations politiques, ce n’est pas là pourtant qu’elle met le meilleur de son cœur. Elle n’appartient vraiment, elle ne se livre sans réserve, qu’à ce qui s’adresse plus directement à la partie sensible de son âme, à ce qui fait vibrer ses nerfs, à ce qui la remue dans le fond intime de son être ; et rien, dans cet ordre d’idées, n’agit plus fortement sur elle que la musique. Elle l’avait aimée de tout temps, dans « les dissipations, dit-elle, de la jeunesse » et parmi la douceur des périodes heureuses de sa vie ; mais, de son propre aveu[1], elle n’en goûte pleinement tout le charme, elle n’en sent véritablement tout le prix, que lorsque le malheur l’a touchée, et qu’elle a jusqu’au fond vidé la coupe amère : « Dans les maux incurables, s’écriera-t-elle alors, il ne faut chercher que des caïmans, et il n’en est pour moi que de trois espèces dans la nature entière. » De ces « caïmans » qu’elle énumère, le meilleur, le plus efficace est la présence de l’homme qu’elle aime ; le second est l’opium, « la ressource du désespoir ; » enfin, « ce qui charme mes maux, c’est la musique, elle répand dans mon sang, dans tout ce qui m’anime, une douceur et une sensibilité si délicieuses, que je dirais presque qu’elle me fait jouir de mes regrets et de mon malheur. » Cette action apaisante, ce bienfait de la mélodie, elle trouve pour l’exprimer des accens pénétrans ; c’est ainsi qu’elle écrit après la représentation d’Orphée : « J’ai répandu des larmes, mais elles étaient sans amertume ; ma douleur était douce... Ah ! quel art charmant ! Quel art divin ! La musique a été inventée par un homme sensible qui avait à consoler des malheureux ! « Et, dans une autre lettre, à propos du même opéra : « Mon impression a été si profonde, si sensible, si déchirante, si absorbante, qu’il m’était absolument impossible de parler de ce que je sentais. J’éprouvais le trouble, le bonheur de la passion, j’avais besoin de me recueillir, et ceux qui n’auraient pas partagé ce que je sentais auraient pu croire que j’étais stupide. Cette musique était tellement analogue à mon

  1. Lettre du 14 octobre 1774. Édition Asse.