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par des nuances précises, le cas spécial qu’elle fait de chacun d’eux et le degré de son admiration. C’est ainsi, nous informe-t-elle, que si elle prise à leur valeur l’âpre « sévérité » des Maximes de La Rochefoucauld, le « décousu » charmant des Essais de Montaigne, la « naïveté et la simplicité » des apologues de La Fontaine, elle met une espèce de « passion » à lire et relire constamment les tragédies pathétiques de Racine, et, presque seule de son époque, elle s’enthousiasme « avec transport » pour certains des drames de Shakspeare. Voltaire, dit-elle encore, l’amuse par son esprit et l’éblouit par la variété de ses dons ; elle se laisse agréablement bercer par les idylles du « doux et paisible Gessner ; » elle trouve un plaisir délicat dans la finesse subtile de Marivaux et son « affectation piquante ; » mais c’est presque « avec égarement » qu’elle se livre au prestige de l’éloquence enflammée de Jean-Jacques, et elle est « à genoux » devant Clarisse Harlowe. Enfin, parmi les autres auteurs bri- tanniques dont sa connaissance de la langue lui permet de goûter les œuvres, elle porte une tendresse toute spéciale aux fantaisies de Sterne, pour ce qu’elle y découvre de sensibilité discrète et d’émotion contenue. Plus que personne, affirme Morellet, elle contribua à populariser en France le Voyage sentimental ; elle s’amusa même, certain Jour, à y ajouter deux chapitres, prétendus inédits, dont elle donna lecture au cercle de Mme Geoffrin, morceaux d’une si habile facture, d’une imitation si parfaite, que les auditeurs y furent pris et les jugèrent « meilleurs et bien mieux traduits que le reste[1]. »

Si j’ai tenu à donner ces détails sur les goûts et sur les jugemens, en différentes matières, de Mlle de Lespinasse, c’est qu’à mon sens ils jettent un jour précieux sur son état d’esprit ou, comme on dirait aujourd’hui, sur sa « mentalité » complexe. Eclectique, elle l’est en ce sens qu’elle a, selon son expression,

  1. Mémoires de Garat, et Mémoires et Correspondances, publiés par Ch. Nisard. — Ces deux chapitres, intitulés Que ce fut une bonne journée que celle des pots cassés, et Qui ne surprendra pas, ont été pour la première fois publiés dans les Œuvres posthumes de d’Alembert. Mlle de Lespinasse fait allusion à cette mystification dans un billet à Suard daté de 1772 : « On a découvert encore un nouveau chapitre du Voyage sentimental... Si M. Suard veut aller voir Mlle de Lespinasse lundi matin, elle lui communiquera ce chapitre, qui est charmant et meilleur que beaucoup de ceux que M. de La Fresnaye a traduits. On observe à M. Suard que Mlle de Lespinasse n’abusera point de sa patience, et qu’elle se bornera à deux chapitres de Sterne, comme Mme du Bocage s’est bornée à faire deux poèmes épiques. »