Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/86

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sérieux, morceaux d’histoire et mémoires scientifiques. La marquise du Deffand rapporte, avec sa caustique ironie, l’émerveillement du marquis de Caraccioli au sortir d’une de ces séances. « Il était[1] enivré de tous les beaux ouvrages dont il avait entendu la lecture. C’était un éloge d’un nommé Fontaine, par M. de Condorcet ; c’étaient des traductions de Théocrite, par M. de Chabanon ; des contes, des fables, par je ne suis plus qui. Et tout cela était plus beau que tout ce qui a jamais été écrit ! »

Ce train se poursuivait d’un bout à l’autre de l’année, sauf quelques brèves villégiatures dans la saison d’été. Encore est-ce à grand’peine, après quelque temps de cette vie, que Mlle de Lespinasse s’arrache, — serait-ce pour une semaine, — à ses habitudes sédentaires. Il semble qu’au début les souvenirs plus récens de sa jeunesse rustique aient pu lui suggérer, à de rares intervalles, de passagères velléités de respirer la senteur des grands bois, de retremper son âme dans la paix du silence et de la solitude. « Tout le monde est à la campagne, lui arrive-t-il d’écrire[2], et bientôt je vais me donner des airs d’été comme tout le monde. » Mais elle se laisse rapidement envahir par une espèce de nonchalance et d’horreur du mouvement physique, qui lui rendent tout voyage, tout déplacement intolérables ; et lorsque, par hasard, elle s’absente vingt-quatre heures, ce sont maintenant des doléances sans fin, suivies d’une fébrile impatience de retrouver son logis parisien. « Me voilà à la campagne, ainsi que mon secrétaire[3] (qui vous salue), et c’est en vérité comme si j’avais fait le tour du monde, tant le déplacement est désagréable pour moi ! Nous sommes arrivés par un temps exécrable, dans une voiture mal fermée, avec le vent et la pluie... » Toute cette mauvaise humeur est pour deux jours passés auprès de Fontainebleau, au château du Boulai, chez M. d’Héricourt. « Cela me déplaît à mourir, reprend-elle peu après dans une occasion analogue[4] ; mais on dit qu’il y a des devoirs de société qu’il faut remplir. Il y a des temps où ce genre de devoirs me paraît une grande sottise. »

Telle est sa répugnance à « courir les grandes routes, » qu’en dépit de toutes les instances, pas une seule fois, depuis

  1. Lettre du 14 novembre 1773. — Édition Lescure.
  2. Lettre à Mme X... — Papiers du président Hénault, passim.
  3. D’Alembert. — Lettre de Mlle de Lespinasse, du 9 septembre 1769, à Condorcet. Correspondance publiée par M. Ch. Henry.
  4. Lettre à Suard. — Collection de l’auteur.