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de Gœthe, — si toutefois cet homme se décidait, un jour, à mourir, — serait pour son Eckermann une excellente aubaine. Ce n’est vraiment qu’après la mort des grands hommes que leur amitié commence à devenir un « bienfait des dieux. » Nommé l’un des exécuteurs testamentaires du maître, avec promesse d’un revenu constant sur la vente de l’édition posthume de ses œuvres, Eckermann allait prendre désormais, à Weimar, une importance réelle et considérable, que devait consacrer définitivement, en 1838, le titre de conseiller de la cour grand-ducale ; et la publication de ses fameux Entretiens, la même année, sans lui rapporter les grosses sommes qu’il avait espérées, allait achever de le mettre enfin à l’abri des soucis d’argent. Mais la destinée ne voulut point que sa fidèle Jeanne fût avec lui à l’honneur, après avoir été à la peine, ainsi qu’on l’a vu, Une trop longue suite d’inquiétudes et d’angoisses avait, sans doute, épuisé ses forces vitales : les fatigues de sa première grossesse suffirent à la tuer. Elle mourut à Weimar, le 30 avril 1834, un peu plus de deux ans après son mariage.

Et il y a encore, dans cette histoire, un dernier trait que je dois signaler, un trait à la fois comique et navrant. Lorsque, en 1838, Eckermann fît paraître le recueil complet de ses pauvres poèmes, il y introduisit une longue pièce intitulée : A la Mémoire de l’Inoubliable, et dédiée à la chère compagne qui l’avait quitté. Déjà au lendemain de la mort de safemme, en mai 1834, il avait copié, de sa plus belle main, sur une page blanche, une strophe de cette pièce, et y avait ajouté, en manière de dédicace : « A la mémoire de ma femme bien profondément aimée, et qui m’a été enlevée, après un bonheur trop court, dans sa trente-deuxième année ! » Or le fait est que cette pièce, vieille déjà de plusieurs années, n’avait pas été écrite en souvenir de Jeanne Eckermann, mais pour déplorer la mort d’une grande-duchesse de Weimar, que le poète avoue qu’il n’a « jamais connue ; » c’était une ancienne « besogne » que, maintenant, il désaffectait de sa destination première, pour la transformer en une élégie sur la mort de sa femme ! A force de s’entendre enseigner, par Gœthe, les règles et les procédés de la poésie, le pauvre Eckermann était devenu incapable d’écrire désormais un seul vers !


T. DE WYZEWA,