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entière, dont vos remords étouffent une partie et que l’absence va peut-être tout à fait détruire. Je frémis de vous quitter dans cette situation ; mais mon père m’attend ; il y a quinze jours que je devrais être parti… » — « Que vos lettres, dit-il encore, me seront nécessaires ! Les miennes vous le seront-elles de même ? Je les rendrai fréquentes comme si elles l’étaient. Cette occupation remplira bien mal le vide affreux que vont me laisser votre société, votre conversation, l’habitude que j’ai si doucement contractée de vous voir presque tous les jours. Je sens que cet intérêt et l’étude suffiraient à ma vie ; mon ambition s’est éteinte auprès de vous… Jamais mon existence n’a été attachée plus fortement à aucune autre. J’ai eu des sentimens plus vifs, plus tumultueux ; je n’en ai point eu d’aussi doux, et sur lesquels j’aie de même fondé mon bonheur. » Même note sentimentale et même musique de mots au début de l’absence : « Votre pensée[1]m’a occupé ; elle me suivra ainsi demain, après-demain, tous les jours. Devinez les premières lignes que j’ai lues ? Trois ou quatre de vos lettres, que j’ai dans mon portefeuille et qui ont échappé à votre barbare méfiance. Je les ai gardées sans scrupule :


Quiconque est soupçonneux invite à le trahir.


« Adieu, mon amie, je vous écrirai de Rochambeau, de Chanteloup, de partout. C’est pour moi une consolation, un plaisir, un besoin. Je compte, aux mêmes titres, sur votre exactitude.

À cette lettre, point de réponse, non plus qu’à celles qui lui succèdent. Grande est la surprise de Guibert. Dix jours plus tard seulement, le voyageur trouve à Bordeaux un billet « sec et froid, » du ton dont on écrit « à un homme avec lequel on veut rompre tout commerce[2]. » Point de griefs nettement articulés, mais des allusions inquiétantes et de dures épithètes, qui mettent Guibert fort mal à l’aise, comme il appert de sa réplique : « Je ne suis ni si faux ni si malhonnête qu’il vous plaît de me supposer. J’ai été entraîné vers vous et, en même temps que je l’étais, je ne vous ai pas caché ce qui m’attachait, me ramenait malgré moi à un autre objet. Vous avez vu mes combats, mes regrets, mes déchiremens. Cette malheureuse position m’a

  1. Lettre du 15 août 1774, datée de Chartres. Ibidem.
  2. Lettre de Guibert du 27 août. Ibidem.