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n’a encore que onze ans, mais « elle est unique et elle sera bien riche. » Après cela, Julie n’est-elle pas fondée à écrire : « Convenez que les Quiétistes et le sensible Fénelon ne pouvaient pas aimer Dieu avec plus d’abnégation ! »

Veut-on connaître le fin mot de cette surprenante complaisance ? C’est que cet échange de propos a lieu pendant la brouille dont j’ai parlé plus haut, au temps où Mlle de Lespinasse se croit trahie et délaissée pour Mme de Montsauge. S’il faut céder la première place dans les affections de Guibert, mieux vaut, pense-t-elle, pour l’occuper une femme légitime qu’une maîtresse, une inconnue que l’ancienne rivale abhorrée. Mais ce calcul ne survit pas aux craintes qui l’ont fait naître ; dès qu’elle reprend un faible espoir de reconquérir l’infidèle, elle change aussitôt de langage et elle use toute son éloquence à détourner des voies matrimoniales celui qu’elle y encourageait naguère : « Mon ami[1], j’en suis plus sûre que jamais : tout homme qui a du talent, du génie, et qui est appelé à la gloire ne doit pas se marier. Le mariage est un éteignoir de tout ce qui est grand et qui peut avoir de l’éclat. Si on est assez honnête et assez sensible pour être un bon mari, on n’est plus que cela. Et sans doute ce serait bien assez, si le bonheur est là ; mais il y a tel homme que la nature a destiné à être grand, et non pas à être heureux. » Or Guibert n’appartient-il pas sans conteste à cette race supérieure ? « Diderot a dit que la nature, en formant un homme de génie, lui secoue le flambeau sur la tête en lui disant : Sois grand homme, et sois malheureux. Voilà, je crois, ce qu’elle a prononcé le jour où vous êtes né ! »

Six mois coulent après cette première alerte, six mois pendant lesquels il n’est plus question de mariage ; Julie, rassurée sur ce point, croit l’affaire enterrée, quand, certain soir de mars, au cours d’une causerie tête à tête, une phrase échappée à Guibert déchaîne une agitation violente. Elle se contient pourtant, mais, dès qu’il l’a quittée, elle se jette sur sa plume, elle lui écrit sur l’heure ce qu’elle n’a pas osé lui dire : « Onze heures du soir, Mardi. Vous souvenez-vous de ces mots : Oh ! ce n’est pas Mme de Montsauge que vous avez à craindre, mais… Et le ton avec lequel ils furent prononcés ! Et le silence qui suivit ! Et la réticence ! Et la résistance ! Mon Dieu, en faut-il tant

  1. Lettre du 23 octobre. Ibidem.