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rapports étaient restés suivis entre Guibert et les Courcelles. Un billet par lui adressé à sa future belle-mère, à la fin de l’automne de 1774, témoigne, dès ce temps, de son intimité dans la maison et de sa galante impatience : « Je suis engagé[1], et j’en ai bien du regret. Je vais voir ces tableaux de Julien[2], avec Mlle de Lespinasse, M. d’Alembert, et je ne sais qui encore. Disposez de moi vendredi et samedi. Mon Dieu, que notre soirée d’hier a été charmante ! Que je serai heureux quand ma vie sera composée de soirées pareilles ! »

Les détails que l’on vient de lire, Julie les ignora longtemps. Guibert lui représenta son mariage comme un simple acte de raison, une union de convenance, presque imposée par sa famille et récemment conclue. Le coup n’en fut pas moins terrible ; il semble qu’elle en fut d’abord comme écrasée. Le premier mot qui sortit de ses lèvres fut pour dire à Guibert : « Nous ne pouvons plus nous aimer ; » le second : « Je ne peux plus vivre. » — « Tout ce que je souffre, tout ce que je sens est inexprimable, écrit-elle le lendemain[3] ; il me paraît impossible de n’y pas succomber. Je sens l’épuisement de ma machine, et il me semble que je n’ai qu’à me laisser aller pour mourir. » Les jours suivans ne sont qu’un long et pénible débat entre son orgueil offensé, qui lui commande de rompre, sa passion, qui le lui défend, les instances de Guibert, qui la supplie de rester son amie, et les scrupules de sa conscience au sujet de son aptitude à se contenter de ce rôle : « Comment voulez-vous[4]que je vous dise si je vous aimerai dans trois mois ? Vous voudriez que, lorsque je vous vois, lorsque votre présence charme mes sens et mon âme, je puisse vous rendre compte de l’effet que je recevrai de votre mariage. Mon ami, je n’en sais rien, mais rien du tout… C’est l’habitude de ma vie, de mon caractère, de ma manière d’être et de sentir, en un mot, c’est toute mon existence qui me rend la feinte et la contrainte impossibles. » — « Je sens bien, reprend-elle encore, que si vous aviez à créer en moi une disposition, vous me formeriez un caractère plus analogue au parti que vous allez prendre. Ce n’est pas de la roideur et de la force qu’on veut trouver dans les

  1. Novembre ou décembre 1774. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Simon Julien, dit Julien de Parme, peintre alors estimé (1736-1800).
  3. Billet écrit à Guibert le lendemain de l’aveu. — Édition Asse.
  4. Lettre de mars 1775. Ibidem.