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réunis sur ta tête ; et mes ennemis pâliront d’envie, en me voyant un bonheur qu’ils ne pourront ni m’ôter ni affaiblir[1] ! »


Tandis que s’ébauchait cette édifiante idylle, Julie de Lespinasse, demeurée à Paris dans sa pauvre maison, évoquait en esprit ces scènes déchirantes pour son cœur et se mourait de honte, de désespoir et de remords. Huit jours durant, suivant son expression, elle fut « sans mots ni larmes, » gardant un silence effrayant, que coupaient seuls des accès convulsifs. Plus que jamais, dans cette détresse, son âme se tourne vers Mora ; presque chaque jour elle lui écrit, pour lui raconter sa misère, implorer son pardon, le conjurer de cesser sa vengeance. Ces lettres à un mort sont, pour l’instant, sa seule correspondance. Dix jours après le départ de Guibert, elle a reçu de ce dernier un billet laconique, d’un ton froid et gêné, s’excusant de son abandon, lui conseillant l’oubli. Dans l’état où elle est, ces lignes la mettent hors d’elle-même ; de chaque parole, comme elle l’avoue, elle fait « du fiel et du poison. » Une phrase inoffensive : « Vivez, je ne suis pas digne du mal que je vous fais, » la révolte à tel point qu’elle en est « suffoquée ; » elle y veut découvrir je ne sais quel secret outrage, et, dans ses longues nuits d’insomnie, si elle s’assoupit un moment, elle « se réveille avec effroi, dit-elle, au son de ces horribles mots. » Aussi refuse-t-elle de répondre, et pendant six semaines, elle n’ouvrira même pas les lettres de l’absent. Sans cesse, dans son cerveau fiévreux, revient la même pensée, dont elle fouette sa colère : Guibert ne l’a jamais aimée, elle n’a jamais été que son jouet et sa dupe, ce qu’elle formule un peu plus tard en ces termes sanglans : « Je vous vois aujourd’hui[2]tel que vous êtes. Je vois que vous avez fait une action vile ; je vois que vous n’avez pas craint de me réduire au désespoir, pour me faire servir de remplissage dans un temps que vous vouliez employer à rompre une liaison que vous ne pouviez conserver en vous mariant ; et, pour mettre quelque honnêteté dans vos procédés avec Mme de Montsauge, il vous a peu importé de m’avilir et de me faire perdre le seul bien qui me restait, l’estime de moi-même. »

C’est miracle, à vrai dire, que son corps frêle, déjà presque épuisé, résiste à ces secousses et au régime qu’elle lui impose.

  1. Journal de Guibert. Passim.
  2. Lettre du 1er juillet 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.