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fait le malheur, je ne sais ce qu’il y a de plus douloureux, des remords ou des regrets… Je vis et, je vous le répète, ce qui me retient à la vie, c’est que je me sens aimée ; ce mot est tombé de mon cœur hier au soir. Vous le voyez, vous m’enlevez à tout ; au bout d’un quart d’heure de votre présence, je reste seule avec vous dans l’univers ; vous anéantissez le passé et l’avenir ; vous n’êtes plus coupable, je ne suis plus malheureuse ! »


V

Une âme moins passionnée que celle de Mlle de Lespinasse se serait sans doute, à la longue, accommodée de ce demi-bonheur ; sur les ruines de l’amour se serait établie une douce et solide amitié. Il n’en peut être ainsi avec la créature ardente et impérieuse qui ne connaît en rien, comme elle l’avoue elle-même, « ni modération ni mesure. » Elle a vu clairement son devoir ; inébranlablement elle y sacrifie son bonheur ; le lien qu’elle a rompu, elle ne le renouera jamais, mais elle se meurt de cette rupture. La saison d’automne et d’hiver qui suit le mariage de Guibert n’est qu’un long appel vers cette mort, dont elle parle comme d’une amie : « Oh ! qu’elle vienne, s’écrie-t-elle[1], et je fais serment de ne pas lui donner de dégoût et de la recevoir au contraire comme ma libératrice ! » — « En m’interrogeant sur ce que je veux, sur ce qui reste pour moi dans la nature, reprend-elle[2], je ne trouve rien à me répondre, sinon ce que demanderait un voyageur bien las : un gîte ; et je vois le mien à Saint-Sulpice. » Un jour qu’elle est plus faible encore que de coutume : « Laissez-moi arrêter, reposer ma pensée, sur ce moment tant désiré, si attendu, et dont je me sens approcher avec une sorte de transport[3]. »

Ce ne sont point propos en l’air, attitude affectée ; elle sent, elle sait qu’elle est atteinte dans les sources mêmes de la vie, que l’incurable mal qui la ronge nuit et jour a passé, comme elle dit, « de son âme à son corps ; » et quand elle a recours aux soins de son médecin, il ne se trompe pas sur la cause de cette effrayante destruction : « Il me répète sans cesse que je suis

  1. Lettre du 15 octobre 1775 à Condorcet. — Lettres inédites publiées par M. Charles Henry.
  2. Lettre du 18 octobre 1775 à Guibert. — Édition Asse.
  3. Lettre du 3 novembre 1775 à Guibert. — Ibidem.