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où vous en seriez accablé. » On voit combien, malgré son anéantissement physique, l’amour subsiste dans son cœur, vivace, indestructible, vainqueur de la souffrance : « Je ne suis plus à moi[1]lorsque je vous vois ; votre présence charme tous mes maux ; alternativement vous me donnez ou vous m’enlevez la fièvre ; à peine sais-je si j’ai souffert. En vous voyant, je n’ai pas besoin que vous m’aimiez ; le Ciel est dans mon âme, je ne juge plus la vôtre, j’oublie que vous êtes coupable, je vous aime ! »


Il est étrange de constater que, dans son entourage, même le plus familier, nul ne soupçonne la réelle origine de cet état qui désole ses amis. Tous attribuent sa langueur, sa faiblesse, son pitoyable amaigrissement, au chagrin qu’elle éprouve d’avoir perdu Mora et la chapitrent à l’envi, avec une affectueuse logique, sur la stérilité des regrets éternels : « Vous vous êtes fait, lui écrit Suard[2], des idées exagérées de passion, qui raniment un sentiment prêt à s’affaiblir et rappellent à votre imagination tout ce qui peut le rendre plus amer et plus durable. Ah ! mademoiselle, je n’aurais qu’un vœu à former : ne soyez pas plus grande que nature ! Laissez-vous aller à ce qui vous attire, ne rappelez pas les souvenirs funestes qui s’enfuient, et consolez-vous de n’être pas inconsolable. » Condorcet, Mme de Boufflers et ses autres amis lui tiennent le même langage, qui la pénètre, à leur insu, d’une humiliation douloureuse. « Ils croient tous[3]que c’est la mort de M. de Mora qui me tue. Mon ami, s’ils savaient que c’est vous, que c’est votre mariage qui a frappé le coup mortel ! Quelle horreur ils auraient pour moi ! Que je leur paraîtrais méprisable ! Ah ! ils ne m’accuseraient ni plus haut ni plus fort que ma conscience. » Et, dans son aversion pour le mensonge, elle est quelquefois sur le point de leur tout révéler : « Je ne sais comment il ne m’est déjà pas échappé vingt fois les mots qui découvriraient le secret de ma vie et de mon cœur ! » Elle se tait cependant ; personne ne lit dans cette âme déchirée. Trente ans plus tard, quand la veuve de Guibert se décide à faire publier les premières lettres de Julie, Mme Suard ouvre le volume ; à peine en a-t-elle lu dix pages, que le livre lui tombe des mains ; elle court chez son mari : « Mon ami, lui crie-t-elle,

  1. Lettre du 7 novembre 1775. Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Archives du château de Talcy.
  3. Lettre du 7 novembre 177S. — Édition Asse.