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Qu’avais-je fait pour vous déplaire ?… Aviez-vous avec moi quelque tort que j’ignorais, et que j’aurais eu tant de douceur à vous pardonner, si je l’avais su ? Vous avez dit à l’un de mes amis, qui vous reprochait la manière dont vous me traitiez, que la cause de votre chagrin était de ne pouvoir m’ouvrir votre âme et me faire voir les plaies qui la déchiraient. J’ai été vingt fois au moment de me jeter dans vos bras et de vous demander quel était mon crime ; mais j’ai craint que vos bras ne repoussassent les miens, que j’aurais tendus vers vous. Votre contenance, vos discours, votre silence même, tout semblait me défendre de vous approcher. » S’il est loin, comme on voit, de supposer chez son amie un amour malheureux, à plus forte raison ne songe-t-il pas à soupçonner Guibert. Nous l’avons entendu, lors de la crise où Julie a cru succomber, déplorer candidement l’absence de ce consolateur ; il lui marque, en effet, toujours et en toute occasion, une confiance toute spéciale, une sympathie particulière. « M. d’Alembert vous aime comme si j’y consentais, » dira Julie à son amant avec un demi-sourire[1]. Il lui écrit toutes les fois qu’il s’absente ; s’il est souffrant, il court chez lui pour s’informer de sa santé ; quand la faiblesse cloue Julie dans sa chambre, il tient Guibert au courant des nouvelles, lui porte même parfois des lettres de la malade, dont il met l’adresse de sa main[2]. Une naïveté si surprenante prêterait à la raillerie, si l’on n’était pris d’émotion devant une foi si absolue, une abnégation si touchante, un si généreux dévouement. Il gardera cette belle fidélité au-delà de la tombe ; quand Marmontel, pour l’arracher à sa douleur, lui rappellera un jour l’ingratitude de son amie : « Oui, répondra-t-il en pleurant, elle était changée, mais moi je ne Tétais pas[3] ! »


VI

Les rigueurs de l’hiver ne pouvaient manquer d’aggraver l’état, déjà terriblement précaire, de Mlle de Lespinasse. « J’ai froid, si froid, écrit-elle[4], que mon thermomètre est à vingt degrés plus bas que celui de Réaumur. Ce froid concentré, cet

  1. Lettre du 10 juillet 1775. — Édition Asse.
  2. Pour plusieurs des dernières lettres de Mlle de Lespinasse, la suscription est de l’écriture de d’Alembert. (Archives du comte de Villeneuve-Guibert.)
  3. Mémoires de Marmontel.
  4. Janvier 1774. — Édition Asse.