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le plaisir de manger jusqu’à la passion ? Eh bien ! j’en suis là depuis douze ou quinze jours ; et les médecins, qui sont des ignorans ou des barbares, prétendent que c’est un mauvais symptôme pour ma poitrine. Si je pouvais calmer ma toux, je ne me soucierais guère de leurs pronostics ! » — « Jamais, dit-elle encore dans une de ces périodes[1], je n’ai eu tant de vie et de force. Le silence, la solitude des nuits me donnent une intensité d’existence que j’aurais peine à décrire. » Dans ces phases éphémères, elle se reprend à l’espérance, elle esquisse des projets d’avenir. L’idée de quitter son logis pour se rapprocher de Guibert[2]la hanta quelque temps ; c’est avec une hâte maladive qu’elle prétendait terminer cette affaire, dont Guibert, trop lentement à son gré, suivait la négociation.

Au reste, si son corps languit, son âme reste active et brûlante. Sans doute sa porte est, la plupart du temps, fermée pour les indifférens et elle ne reçoit plus qu’un nombre assez restreint d’intimes, mais elle se montre avec ceux-ci aussi pleine de vivacité, de grâce et d’éloquence qu’aux plus beaux jours de son fameux salon. « Vous la trouveriez encore intéressante et animée, au milieu de ses souffrances et dans l’affaissement où elle tombe tous les jours, » mande Morellet à lord Shelburne[3], ajoutant qu’un « miracle seul » pourrait l’arracher à la mort. Le mal n’a pas plus prise sur son cœur que sur son esprit, elle aime Guibert avec la même tendresse, la même ardeur et la même amertume. Elle a toujours le même besoin de le voir chaque jour, à toute heure, et elle ne se lasse pas de solliciter ses visites : « Je devrais avoir la préférence, parce qu’il me semble que l’attention se réveille au moment de se quitter ; les soins ne tirent plus à conséquence. C’est ce qui fait que presque tous les agonisans sont aimés et pleures[4]. » Elle s’excuse néanmoins du spectacle affligeant qu’elle est forcée de lui offrir : « Je meurs de regret de la manière dont vous passez la soirée ici, tandis que vous êtes entouré ailleurs de tous les genres de plaisirs. Point de sacrifice, mon ami[5]. »

  1. Lettre à Suard de 1776. — Archives du château de Talcy.
  2. Guibert logeait alors rue de Grammont, dans une maison appartenant à son, beau-père. L’appartement que désirait louer Mlle de Lespinasse était situé au coin de cette même rue et du boulevard.
  3. Lettre de l’abbé Morellet à lord Shelburne du 12 mars 1776, passim.
  4. Lettre de décembre 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  5. Lettre de mars 1776. Ibidem.