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attaque d’apoplexie, demi-paralysée, presque mourante elle-même, se traîne quotidiennement auprès de son amie, au grand attendrissement de Mlle de Lespinasse : « Quel plaisir douloureux j’ai eu en la revoyant ! s’écrie-t-elle. Ah ! elle m’a fait mal ; j’ai vu sa fin plus près que la mienne. Je n’ai jamais pu me rendre maîtresse de mes larmes ; elles m’ont surmontée devant elle ; j’étais désolée. » Lorsque, au début de mai, Suard dut aller passer quelques semaines en Angleterre, ce fut le cœur navré qu’il fit à Julie des adieux qu’il savait être les derniers : « Ce n’est pas que je la plaigne de mourir, mandait-il de Londres à sa femme[1] ; il y a longtemps que ses amis ne voient dans la prolongation de sa vie qu’une prolongation de malheur ; mais je la plains de souffrir, de languir, d’arriver à une mort prématurée par une longue continuité de douleur et de désespoir. Cette image m’obsède et obscurcit tout ce que je vois. »

Quant à Guibert, telle est son anxiété, que c’est à peine si, dans ce mois de mai, il s’absente une fois quelques heures pour aller à Versailles, où l’appellent ses affaires. Le soir, quand il revient, il apprend que dans la journée la malade a failli succomber dans une crise ; il trouve un billet d’elle qu’elle a intitulé son testament de mort, et dont chaque mot éveille en lui l’épouvante et le repentir : « Votre testament de mort ! Ce mot m’a fait frémir. Hélas ! votre lettre porte en effet l’empreinte de la mort ; ce sont les accens de l’agonie… Je vous aime, mon amie, je vous aime ; ces expressions sortent du fond de mon âme ; mes sanglots les interrompraient si vous étiez là[2]. » C’est à son tour maintenant de faire appel à la pitié : « Votre lettre m’accable ; je ne suis pourtant point aussi coupable que vous l’imaginez. Je vous ai toujours aimée, je vous ai aimée du premier moment que je vous ai connue. Vous êtes tout ce qui m’attire, tout ce qui m’attache le plus au monde. Oui, — il faut le dire, puisque, descendant dans mon cœur, je vois que c’est ma plus intime pensée, — s’il fallait opter entre votre mort et celle de tout ce que je connais, je ne balancerais pas ! »

Il fut un temps où ces protestations, ces cris sortis du cœur, eussent enivré de joie celle à qui ils s’adressent ; mais les souffrances de ce corps exténué sont parvenues au point où elles brisent les ressorts de l’âme, et c’est d’une voix éteinte qu’elle

  1. Lettre de Suard à Mme Suard, 14 mai 1776. — Archives du château de Talcy.
  2. Mai, 9 heures du soir. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.