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qui succombe enfin sous le poids et la durée de la douleur. Je sens tout le prix de ce que vous m’offrez, mais je ne le mérite plus. Il a été un temps où être aimée de vous ne m’aurait rien laissé à désirer. J’aurais voulu vivre ; aujourd’hui je ne veux plus que mourir… Je voudrais bien savoir votre sort ; je voudrais bien que vous fussiez heureux par votre situation, car vous ne serez jamais bien malheureux par votre caractère et par vos sentimens… Adieu, mon ami. Si jamais je revenais à la vie, j’aimerais encore l’employer à vous aimer, mais il n’y a plus de temps[1]. »


VII

Elle eut encore quelques jours de répit, dont elle usa pour achever de régler ses affaires. Son testament désignait d’Alembert pour faire exécuter ses dernières volontés : elle lui écrivit, le 16 mai, une lettre destinée à être ouverte après sa mort : « Je vous dois tout, y lit-on[2]. Je suis si sûre de votre amitié, que je veux employer ce qui me reste de force à supporter une vie où je n’espère ni ne crains plus rien. Mon malheur est sans ressources comme sans consolation ; mais je sens encore que je dois faire effort pour prolonger des jours que j’ai en horreur… » Suivent des dispositions touchant ses manuscrits, ses lettres, ses papiers intimes, et une sorte de codicille contenant des legs qu’elle fait à ses amis : « Adieu, mon ami, conclut-elle. Songez qu’en quittant la vie, je trouve le repos que je ne pouvais plus espérer. Conservez le souvenir de M. de Mora comme de l’homme le plus vertueux, le plus sensible et le plus malheureux qui fut jamais… Adieu, le désespoir a séché mon âme et mon cœur. Ma mort n’est qu’une preuve de la manière dont j’ai aimé M. de Mora ; la sienne ne justifie que trop qu’il répondait à ma tendresse plus que vous ne l’avez jamais pensé. Hélas ! quand vous lirez ceci, je serai délivrée du poids qui m’accable… Adieu, mon ami, pour jamais. »

Cette même semaine vit l’arrivée du marquis Abel de Vichy. Mandé par un pressant message, il accourait vers sa sœur

  1. Lettre du 11 mai 1776. — Édition Asse et Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Lettres inédites publiées par M. Charles Henry. — Documens complémentaires.