Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/153

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

symboliques, de ce poème de Néère, le plus simple, le plus touchant, l’un des plus parfaitement beaux de la langue française, un frisson religieux (je ne saurais trouver un mot plus juste) me fit tressaillir ; mes yeux se voilèrent devant ces caractères sacrés qu’avait tracés la main de ce jeune homme vraiment divin qui fut un grand poète et mourut à trente et un ans, martyr de la Liberté.

Avidement, rapidement, je feuilletai ces pages où, sur des morceaux d’un papier épais et rude, étaient jetés, sans suite, en tous sens, entremêlés aux notes, aux citations, aux ébauches en prose, des poèmes, des fragmens, des vers épars. Et je fis alors le vœu d’employer un peu de ma vie à débrouiller ce chaos admirable, à ordonner ce désordre. Je rêvai — on peut tout rêver, même l’impossible — de reconstituer l’œuvre du poète. Tel celui qui rassemblant des débris d’une statue de Scopas ou de Polyclète, avec un soin pieux et patient, les rapproche, les joint, les unit et goûte la joie de voir enfin paraître, dégagé de la terre qui le souillait et de la poussière brillante du marbre, le Héros ou le Dieu, presque entier.

Si le travail du statuaire qui restaure quelque chef-d’œuvre mutilé est infiniment difficile, combien plus ardu celui du lettré qui tente de rétablir, de coordonner une œuvre écrite, fragmentaire et inachevée. La structure du corps humain est certaine et définie ; la place de chacun de ses membres déterminée. Mais comment rattacher l’un à l’autre les membres épars du poète ? Nulle loi ne les régit autre que la volonté ou le caprice de celui qui n’est plus. Comment retrouver une composition qui n’était peut-être même pas arrêtée dans son esprit ? Et ce n’est pas une statue, un groupe seulement ; c’est un temple, un musée, tout un Olympe qu’il faut reconstruire. Quels furent mes doutes, mes scrupules, mes perplexités, mon découragement, je ne le dirai point. La tâche était trop noble et m’était trop chère pour y pouvoir renoncer.

J’entrepris tout d’abord de copier les manuscrits. Cette copie figurée, faite servilement, la loupe à la main, avec un soin méticuleux, en reproduit l’aspect, toutes les particularités, ratures, surcharges, corrections, erreurs même. Au cours de ce travail minutieux et cent fois repris, j’ai pu retrouver, sous les traits de plume qui les barrent, tous les vers de premier jet, les hémistiches et les mots que le poète avait biffés. Ils ont été