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poèmes. Rien ne me semble plus fallacieux. Par exemple, les dernières corrections du poète sont d’une main hâtive et d’une encre beaucoup plus pâle. S’il est possible, à quelques mois ou à quelques jours près, de dater les pièces qui se rapportent aux événemens de la Révolution et les ïambes écrits à Saint-Lazare, l’étude attentive des manuscrits ne peut fournir aucun élément de certitude. Il n’y a, dans les Bucoliques, que deux morceaux datés : La Liberté, de 1787 — André avait vingt-cinq ans — et la petite idylle que j’ai intitulée la Génisse, dont les vers si curieusement corrigés sont suivis de ces deux lignes de prose, doublement suggestives : « — Vu et fait à Catillon près Forges, le 4 août 1792, et écrit à Gournay le lendemain. » — Cette courte note donne quelque idée de la méthode de travail de Chénier et prouve que dans les dernières années de sa vie, il travaillait aux Bucoliques. D’ailleurs, rien n’est plus explicite que la lettre qu’il écrivait, à la fin de mai ou au commencement de juin 1791, à son ami François de Pange : — «… Tu sais combien mes Muses sont vagabondes… Elles ne peuvent achever promptement un seul projet ; elles font un pied à ce poème et une épaule à celui-là ; ils boitent tous et ils seront sur pied tous ensemble. Elles les couvent tous à la fois ; ils sortiront de la coque à la fois, ils s’envoleront à la fois. Souvent tu me crois occupé à faire des découvertes en Amérique, et tu me vois arriver une flûte pastorale sur les lèvres. Tu attends un morceau d’Hermès, et c’est quelque folle élégie… C’est ainsi que je suis maîtrisé par mon imagination. Elle est capricieuse et je cède à ses caprices… » — Et ce qu’il vient de dire en prose du vagabondage et de l’ubiquité de sa Muse, il l’a dit vingt fois en vers.

Bref, ce qui importe, ce n’est pas les dates, mais la date de l’œuvre d’André Chénier. C’est vraiment un des prodiges de ce temps prodigieux que des poèmes tels que Néère ou l’Aveugle, si simples, d’un si profond sentiment, d’une ampleur si magnifique, aient pu être conçus et écrits dans les dernières années du XVIIIe siècle.


Si l’on considère l’époque et la société littéraire où il vécut, le génie d’André Chénier est vraiment fait pour déconcerter. A triple face, comme Hécate, il est à la fois de son siècle, de son temps, de tous les temps. Les Élégies, les Poèmes, l’Hermès sont l’œuvre du plus grand des poètes du XVIIIe siècle ; les Hymnes, les