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à la symétrie du mètre le prestigieux contraste de l’image, comme dans ces vers exquis sur les abeilles :


Une ruche nouvelle à ces peuples nouveaux
Est ouverte. Et l’essaim conduit dans les rameaux
Qu’un olivier voisin présente à son passage,
Pend en grappe bruyante à son amer feuillage.


André Chénier fut donc, en syntaxe aussi bien qu’en métrique, un novateur d’une audace extrême et certes plus outré que les plus fougueux romantiques. La violence, l’ardeur spontanées de son génie expliquent ces bizarreries, ces témérités volontaires. Elles ne semblent pas avoir frappé la critique moderne, enveloppées qu’elles sont et comme voilées sous des apparences discrètes. Depuis près d’un siècle, elles sont entrées dans la langue et devenues classiques. Pourtant, lorsque parut, en 1819, l’œuvre mutilée si habilement présentée par Latouche, à l’admiration qui l’accueillit se mêla quelque effarement. Népomucène Lemercier, Raynouard, Loyson, pour ne citer que les moins oubliés, tout en reconnaissant les dons naturels et originaux du poète, lui reprochèrent des incorrections sans nombre, l’imitation servile des formules et des tours antiques, les césures déplacées ou brisées, les enjambemens, l’incohérence des métaphores. On le traita de barbare. Barbare, j’en conviens ; mais barbare comme Homère et Théocrite. Et s’il imita les anciens, ce fut à l’exemple et à la façon de Virgile. L’enfant sublime, Victor Hugo — il avait alors dix-sept ans, — écrivit sur Chénier et ses détracteurs quelques pages où il faut relever ces phrases prophétiques : « Chacun de ces défauts du poète est peut-être le germe d’un perfectionnement pour la poésie. C’est une poésie nouvelle qui vient de naître. »

L’influence d’André Chénier sur ceux qui préparèrent et menèrent le grand mouvement de rénovation littéraire du XIXe siècle ne peut être niée. Dès 1829, Jules Janin le proclamait le maître et le prince de la poésie moderne. Chateaubriand l’admira, Millevoye l’avait pillé d’avance ; il inspira Vigny. Alfred de Musset lui doit plus d’une de ses élégances et plus d’un élan passionné des Nuits. Barbier, sans lui, n’eût pas forgé ses Iambes. Le cerveau tout-puissant de Victor Hugo ne faillit pas à s’assimiler quelques-unes de ses formes les plus rares. Seul, Lamartine ne paraît pas avoir subi cette maîtrise. Il est sans art, a dit