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mieux l’esprit du clergé. Tout ce que la calomnie a de plus infâme, tout ce que la rage a de plus furieux, voilà ce qui n’a cessé de sortir de sa bouche contre moi. « Il n’y a pas à Rome plus de trois ou quatre personnes qui partagent mes sentimens. On y censurerait quiconque soutiendrait que le pouvoir civil est subordonné à la puissance spirituelle. C’est un schisme que je travaille à faire. Il est faux que Léon XII ait eu des bontés pour moi. Il aurait condamné mes ouvrages, n’eût été la crainte que je ne me fusse pas soumis à la condamnation. Pie VIII ne m’est pas moins opposé ; et enfin si lui, Ostini, était nonce en France, il m’interdirait sur-le-champ. » Ces propos se sont répandus dans les diocèses environnans, et presque tout le monde y ajoute foi, me mande-t-on, attendu la qualité de celui qui les a tenus. J’ai averti Rome et de cela, et de plusieurs autres choses. J’ai dit, et grâce à Dieu avec vérité, que peu m’importait personnellement qu’on me traitât de la sorte pour avoir défendu le Saint-Siège ; mais que si on laissait aller les choses comme elles vont, il fallait s’attendre à voir bientôt renaître en France un gallicanisme bien plus dangereux que le premier. Que produira cet avertissement ? Hélas ! vous le savez aussi bien que moi, et peut-être mieux. Mon âme se brise, quand je songe à l’avenir, à ce qu’il aurait pu et pourrait être encore, et à ce qu’on en fera très probablement. Que Dieu ait pitié de nous ! Je n’espère qu’en lui. Priez, mon cher ami, pour moi et pour mon œuvre, qui se développe peu à peu au milieu d’obstacles sans nombre. Si vous rencontriez en Savoie quelques bons sujets, ayant vocation à l’état religieux, du zèle et de la capacité, souvenez-vous de nous. Le papier me manque. Je vous embrasse de tout mon cœur in Xto et Ma[1].

  1. On voit monter et croître, pour ainsi dire, de lettre en lettre, l’exaltation de Lamennais. C’est peu après que fut fondé l’Avenir, dont le premier numéro parut le 15 octobre. « Je lis l’Avenir avec intérêt, lui écrivait M. Vuarin le 19 novembre 1830 ; et je crois que l’Europe entière a besoin d’entendre, sous le double rapport politique et religieux, les vérités que vous y proclamez. A votre place cependant, j’éviterais de froisser les regrets et les vœux qu’un grand nombre d’âmes droites et zélées donnent à ce qui est tombé. Toutes n’ont pas la capacité de saisir l’ensemble de vos vues, ni la force de s’élever à la hauteur qu’elles exigent pour être comprises et exécutées. Assurément, sous le précédent ordre de choses, il y avait partout et en grand nombre sepulcra dealbata et ossa arida, quæ spiritum non habebant ; mais il y a de l’inconvénient à trop découvrir et remuer cette boue et ces cadavres qui en plusieurs lieux étaient inaperçus. » Lamennais n’entendit pas, ou plutôt ne sut pas suivre ce discret et sage conseil.