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résigner à la modicité imposée par les Japonais, revinrent dans les lignes russes, à Liao-yang ou Moukden. Chaque jour, quelqu’un d’entre eux se présentait à moi pour me servir, et, quand je lui demandais : « Pourquoi diable quittes-tu les Japonais que vous aimez tant ? » le Chinois répliquait, dans son anglais : « They are good people, but they no pay money. Ce sont de bonnes gens, mais ils ne paient pas. »

Sans doute, il aimerait les voir un peu plus généreux ; cependant il ne leur en veut pas d’être économes, attentifs à leurs biens, impossibles à duper ; ce sont là qualités qu’il possède lui-même et qu’il apprécie chez les autres ; pour un peu, il les en estimerait d’autant. Dans mes transactions avec les Chinois, quand je fermais l’œil sur les voleries quotidiennes de quelqu’un de mes domestiques, j’ai toujours remarqué que celui-ci ne m’en savait aucun gré. Il prenait cette indulgence pour de la sottise, me méprisait sans aucun doute, et servait encore plus mal. Ainsi les libéralités des Russes ne leur avaient pas gagné la sympathie des indigènes, pas plus que les Japonais liardeurs n’étaient détestés pour leur avarice.

J’avais fait halte un jour pour le repas de midi, dans la plus belle maison d’un village chinois, entre Liao-yang et Moukden. Je n’avais pas mis pied à terre que mon mafou avait déjà pris langue avec le propriétaire, lui racontait qui j’étais et ce que je venais chercher dans le pays. Le maître de maison m’accueille par un large sourire et, juste à cet instant, débouchent, du portail laissé ouvert, quatre à cinq cavaliers russes, conduits par un interprète chinois, un des interprètes de l’armée, dont la tenue mi-européenne, les bottes, le sabre battant au côté soulignent aux yeux de la population le caractère officiel. L’interprète paraît dérangé par ma présence ; sans doute il avait besoin d’être seul, car il se retire, avec les soldats, presque aussitôt. A peine a-t-il tourné le dos qu’un gamin de douze à treize ans qui se trouvait dans la cour, crache en le regardant, fait une grimace de dégoût et crie : « Pou hâou, pou hâou, mauvais, mauvais ! »

La grimace du gamin traduisait exactement le sentiment unanime des indigènes sur les interprètes au service des Russes.