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plus grave, le chiffre total et approximatif de leur armée Les évaluations qu’en tentait l’état-major russe accusaient, d’un mois à l’autre, d’énormes variations, des sautes de cent mille hommes.

Les militaires de tous pays ont l’irrémédiable défaut, le défaut professionnel, de dénombrer les armées, non par combattans, mais par bataillons. Or le combattant est une réalité agissante, le bataillon n’est qu’une entité. Par je ne sais quelle déformation du jugement, ils attribuent à cette entité une valeur intrinsèque : ils ont, singulièrement tenace, profondément ancré, le culte, l’illusion des unités. Quand notre état-major, qui avait déjà assez de mal, dans un pays où l’on ne fait plus d’enfans, à garnir de recrues vigoureuses les cadres existans, créait les quatrièmes bataillons, il était dupe de cette illusion : il pensait que la victoire dépend, non pas du chiffre des soldats, mais du chiffre des bataillons. Les rapports les plus savans, les plus techniques des batailles vous donnent toujours le nombre des bataillons, très rarement celui des soldats. On ne saurait imaginer rien de moins précis ; j’ai vu moi-même des bataillons russes, qui, à un mois d’intervalle, avaient, par les épidémies et les batailles, perdu la moitié de leurs effectifs. Comparer bataillon et bataillon, c’est exactement comme si vous compariez le portefeuille de M. Vanderbilt avec celui d’un expéditionnaire à la Préfecture de la Seine : tous deux sans doute sont des portefeuilles, mais le contenu en diffère étrangement.

Or, les Russes n’ont pas même toujours su exactement le chiffre des bataillons ; ils ont toujours ignoré celui des combattans. Un pays de quarante-cinq millions d’habitans, comme le Japon, où les hommes ont pour le métier militaire tant d’aptitudes physiques et morales, ne saurait manquer de soldats : il créait en quelques mois ses soldats, dans la mesure de ses besoins. Ce qui aurait manqué plutôt, c’étaient les cadres qui exigent, eux, une préparation beaucoup plus longue. Mais comme ces cadres étaient, d’un avis unanime, excellens, on leur demandait davantage, on grossissait considérablement leur contenu : au lieu de donner à un commandant de compagnie deux cents hommes à conduire (c’était à peu près l’effectif d’une compagnie russe, au complet, ce serait celui d’une compagnie française en temps de guerre), on lui en donnait deux cent cinquante, et ainsi les forces japonaises ont été toujours bien plus nombreuses qu’on n’a cru.