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REVUE DES DEUX MONDES.

Trente petits provinciaux de Lorraine et d’Alsace n’étaient guère faits pour recevoir avec profit cette haute poésie essentielle, ce triple extrait d’Athènes, d’Alexandrie et de Paris. Il eût mieux valu qu’un maître nous proposât une discipline lorraine, une vue à notre mesure de notre destinée entre la France et l’Allemagne. Le polythéisme mystique de Ménard tombait parmi nous comme une pluie d’étoiles ; il ne pouvait que nous communiquer une vaine animation poétique. J’ai horreur des apports du hasard ; je voudrais me développer en profondeur plutôt qu’en étendue ; pourtant, je ne me plaindrai pas du coup d’alcool que nous donna, par cette lecture, Burdeau. Depuis vingt années, Ménard, sans me satisfaire, excite mon esprit.

Peu après, vers 1883, comme j’avais l’honneur de fréquenter chez Leconte de Lisle, qui montrait aux jeunes gens une extrême bienveillance, je m’indignai devant lui d’avoir vu, chez Lemerre, la première édition des Rêveries presque totalement invendue. À cette date, je n’avais pas lu les préfaces doctrinales de Leconte de Lisle, d’où il appert que l’esthétique parnassienne repose sur l’hellénisme de Ménard, et j’ignorais que les deux poètes eussent participé aux agitations révolutionnaires et stériles que le second Empire écrasa. Je fus surpris jusqu’à l’émotion par l’affectueuse estime que Leconte de Lisle m’exprima pour son obscur camarade de jeunesse. Je fus surpris, car ce terrible Leconte de Lisle, homme de beaucoup d’esprit, mais plus tendre que bon, s’exerçait continuellement au pittoresque, en faisant le féroce dans la conversation ; je fus ému, parce qu’à vingt ans, un novice souffre des querelles des maîtres que son admiration réunit. Leconte de Lisle me peignit Ménard comme un assez drôle de corps (dans des anecdotes, fausses, je pense, comme toutes les anecdotes), mais il y avait, dans son intonation une nuance de respect. C’est ce qu’a très bien aperçu un poète, M. Philippe Dufour. « J’étais allé voir Leconte de Lisle, dit M. Dufour, au moment où la Revue des Deux Mondes publiait ses Hymnes orphiques : je suis content de ces poèmes, me déclara le maître, parce que mon vieil ami Ménard m’a dit que c’est dans ces vers que j’ai le plus profondément pénétré et rendu le génie grec. » La jolie phrase, d’un sentiment noble et touchant ! Belle qualité de ces âmes d’artistes, si parfaitement préservées que, bien au delà de la soixantaine, elles frissonnent d’amitié pour une même conception de l’hellénisme. « Tout est