Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/250

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui ne conçut pas la vie d’artiste et de philosophe comme une carrière qui, d’un jeune auteur couronné par l’Académie française, fait un chevalier de la Légion d’honneur, un officier, un membre de l’Institut, un commandeur, un président de sociétés, puis un bel enterrement ! Il a été passionné d’hellénisme et de justice sociale, et toute sa doctrine, long monologue incessamment poursuivi, repris, amplifié dans la plus complète solitude, vise à nous faire sentir l’unité profonde de cette double passion.

Comme Jules Soury, fils d’un opticien, et comme Anatole France, fils d’un libraire, Louis Ménard est né de commerçans parisiens, nés eux-mêmes à Paris. Tous les trois, en même temps qu’ils m’émerveillent par leur aisance à respirer et à s’isoler au plus épais de la grande ville (d’où ils s’absentent rarement), sont aimables, curieux, ornés, simples de mœurs. Tout aboutit et se combine dans leurs cerveaux ; ils sont, comme leur ville, des esprits carrefours, tout à la fois athées et religieux.

Ménard est né dans l’automne de 1822 (19 octobre), rue Gît-le-Cœur. Il eut pour compagnon d’études, au collège Louis-le-Grand, Baudelaire qui le précédait de deux ans. En 1846, ils firent la connaissance de Leconte de Lisle qui débarquait à Paris. Celui-ci m’a raconté que, dès le premier jour, Baudelaire leur récita la Barque de Don Juan. Je crois avoir distingué que Leconte de Lisle appréciait mal Baudelaire. Le désir de produire de l’effet rendait le jeune Baudelaire insupportable : les poètes sont souvent démoniaques. Et puis, son parti pris aristocratique devait choquer dans ce petit cénacle où les Leconte de Lisle, les Ménard, les Thalès Bernard participaient de l’esprit généreux et absurde du Paris révolutionnaire à la fin du règne de Louis-Philippe.

Ménard travaillait dans le laboratoire du chimiste Pelouze. On lui doit la découverte du collodion, d’un usage si important par ses applications au traitement des plaies, à la chirurgie, aux matières explosibles et par son emploi décisif pour la photographie. C’est encore lui qui, le premier, réussit à cristalliser la mannite électrique, le plus puissant explosif connu. Au jugement de M. Marcelin Berthelot, Ménard était près des grandes découvertes modernes. Il tentait la fabrication du diamant, à côté de son ami Paul de Flotte, qui cherchait à faire de l’or, quand la révolution de 1848 éclata.

Tous ces jeunes gens se jetèrent dans le mouvement socialiste.