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grand motif de cette préférence des « bons écrivains, » il est assez clair, mais le fût-il davantage, nous vivons dans un temps où il n’est pas inutile, en passant, de le préciser.

C’est qu’il n’y a rien de plus facile que d’inventer un mot, et même, ordinairement, on n’en invente que parce que cela est infiniment plus facile que de connaître les ressources de sa langue et d’en savoir tirer parti. « Pour éviter l’erreur, a dit quelque part Condillac, il ne faut que savoir se servir de la langue que nous parlons. » Et il ajoute : « Il ne faut que cela, mais j’avoue que c’est beaucoup exiger. » Pareillement, pour éviter le néologisme, je dirais qu’il ne faut que « savoir se servir de la langue que l’on écrit. » Le néologisme proprement dit, — à moins, bien entendu, que l’on n’écrive ou que l’on ne parle sur des matières techniques, sur la chimie organique ou sur les constructions navales, — n’est toujours qu’une ressource désespérée. « Les termes autorisés par l’usage, dit le même Condillac, et à peu près au même endroit [De l’art de Penser, partie II, ch. 1 et 2], me paraissent d’ordinaire suffisans pour parler sur toutes sortes de matières. Ce serait même nuire à la clarté du langage que d’inventer, surtout dans les sciences, des mots sans nécessité. » Voilà la vérité même, contre laquelle, en aucune langue, ne prévaudront les déclamations des « néologues. » Je la trouve exprimée, — ou avouée, — d’une autre manière par un « néologue » illustre en son temps : c’est le marquis de Mirabeau, qui nous dit franchement, dans l’Avertissement de son Ami des hommes : « Habitué à écrire très incorrectement, les soins nécessaires pour retravailler un style quelquefois original, mais toujours louche et défectueux, seraient une fatigue pour moi qui suis surtout ennemi de la peine. » Les néologues sont ennemis de la peine : entendons bien cela ! Et, en effet, ce sont le plus souvent des « improvisateurs, » quand ce ne sont pas des « illettrés, » ou tout au moins ce qu’on appelle aujourd’hui des « autodidactes. » Et ils peuvent bien dire, avec Mercier : « Si l’on ne veut point de ma langue, l’on n’aura point de mon esprit ! Oui perdra ? Je fuis la loi et ne la reçois point ; je donne ; le public est mon débiteur ; qu’il paye en reconnaissance ou qu’il ne paye pas, je me déclare son créancier. Cette génération-ci n’est pour moi qu’un parterre ; il y en aura une autre demain qui appréciera mon travail ; en attendant j’aurai travaillé pour ma langue, celle que je préfère ! » On leur répondra qu’ils ont tort dans leur