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l’inesthétique algèbre qu’on eût pu redouter. On sait qu’il a été suivi de près par Bernardin de Saint-Pierre ; et, à son tour, l’auteur des Etudes de la nature par celui d’Atala.

Il n’est que juste, après cela, d’ajouter que cet appauvrissement, et on dirait mieux encore ce dessèchement de la langue, n’a pas été sans quelque compensation. La meilleure langue du XVIIe siècle, — celle de Bossuet et celle de Pascal, celle de Molière et celle de Mme de Sévigné, — est quelquefois, si je l’ose dire, un peu obscure à l’œil, et, quelquefois, pour la bien entendre, c’est à haute voix qu’il faut lire leur phrase, et l’accentuer. Cela ne tient pas du tout à la longueur de la phrase. La phrase de Pascal n’est pas longue lorsqu’il écrit que : « Le froid est agréable pour se chauffer ; » et il se peut que d’abord on n’entende pas ce que Pascal veut dire, quoiqu’il soit court. Un grammairien aimerait certainement mieux qu’il eût dit : « S’il est agréable de se chauffer, c’est un plaisir que nous ne connaîtrions pas, sans le froid, dont nous nous plaignons ; » ou encore : « Le plaisir que nous éprouvons à nous chauffer ne serait pas un plaisir, si nous n’avions souffert du froid. » Ce serait plus long et plus clair. Je ne trouve donc pas mauvais qu’à cette manière abréviative, elliptique, et nerveuse de parler, nos grammairiens, sans la condamner, aient essayé d’en substituer une autre, plus analytique[1]. Et, en effet, là est le bénéfice de la transformation qui s’est opérée dans la langue au XVIIIe siècle : la langue française est devenue plus claire, j’entends toujours pour l’œil, — et pour l’étranger, qui, naturellement, la lit plus qu’il ne la parle. D’où il résulte encore que, si depuis Ronsard et du Bellay, la langue française, dans son effort vers sa perfection, a surtout affecté la gloire de l’ « universalité, » les grammairiens du XVIIIe siècle n’ont pas contribué médiocrement à la lui assurer. Car, en essayant d’en faire la langue de la « raison, » ils lui ont donné, avec la clarté qui la distingue, ce caractère d’impersonnalité ou d’internationalisme, qui est par définition celui des conceptions rationnelles ou raisonnables, et qui devait faire la fortune du système métrique, par exemple, ou de la nomenclature chimique. Tel est le sens de la formule célèbre que « les sciences ne sont que des langues bien faites ; » et si l’on disait,

  1. Considérez encore cette ellipse hardie : « Le silence est la plus grande des persécutions » c’est-à-dire : « Le silence [qu’on nous impose] ou [qu’on nous oblige à garder].