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J’ai raconté ici même, avec quelque détail, l’histoire du drame britannique pendant le XIXe siècle : histoire si triste qu’aucun bon Anglais n’avait osé ou n’avait voulu l’écrire. J’ai montré comment ce drame, après avoir subsisté durant soixante-dix ans au moyen de ce genre d’emprunts que l’on pratique sans en informer le propriétaire, avait été contraint par des lois plus sévères de renoncer à ce mode d’existence et s’était efforcé de sortir de son abjection et de sa dépendance. Mais, soit que les auteurs aient manqué au public ou le public aux auteurs (c’est, je crois, la seconde de ces alternatives qui est la vraie), ce grand effort a abouti à un avortement, et le drame national est retombé dans un état encore plus misérable qu’autrefois. Cette situation nous est attestée par les lamentations que nous avons entendues l’année dernière. Divers plans ont été proposés pour le sauvetage du drame national : aucun n’a encore été mis sérieusement à l’essai. La haute classe, dont le patriotisme en toute autre circonstance est si actif et si généreux, est, jusqu’ici, restée sourde à tous les appels. Les milliardaires américains n’ont pas bougé. Ce cri continue à retentir partout : « Le théâtre se meurt ! Le théâtre est mort ! »

Et c’est dans de telles conditions que se produirait l’ostracisme dont M. Bernard Shaw est victime ! Ce théâtre qui se meurt repousserait le seul homme qui puisse lui rendre la vie ! La chose est bizarre, si elle est vraie, et vaut la peine d’être examinée. Il faut se hâter d’étudier le phénomène, car il va cesser. La dernière pièce de M. Shaw, bien qu’écrite absolument d’après le même système que les précédentes, a entraîné le public, et toutes les autres, jusque-là confinées dans de gros volumes où très peu de gens allaient les chercher, se sont mises à vivre de la vraie vie théâtrale, entre la rampe et la toile de fond. Au moment où j’écris, il y a un théâtre à Londres, et l’un des plus fashionables, qui ne joue, cette saison, que du Bernard Shaw et qui s’en trouve bien. Bernard Shaw fait de l’argent ; Bernard Shaw fait salle comble. En sorte que j’ai à expliquer ici, à la fois, et le long dédain du public et sa faveur présente qui va tourner à l’engouement.

Il y a longtemps déjà que la question Bernard Shaw m’attire. Mais elle me repousse en même temps et deux tractions égales en sens contraire ont pour résultat nécessaire l’immobilité. La curiosité me poussait à faire intime connaissance avec un talent