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identiques à eux-mêmes, sans se modifier et sans agir. En général, le premier acte, qui est l’acte d’exposition, produit un effet très agréable. Mais lorsqu’on s’aperçoit que les actes suivans sont encore des actes d’exposition, l’intérêt décroît de scène en scène, et la pièce, admirablement partie, lancée d’un train d’enfer, n’arrive nulle part, n’aboutit à rien, si ce n’est à quelque vague compromis ou à la piteuse défaite de l’idéal, cet ennemi personnel de M. Shaw. Dans les deux cas, le spectateur est déçu, car il prétend emporter du théâtre une solution nette et, à défaut d’un dénouement heureux, un mot de consolation et de sympathie pour la vertu qui n’a pas eu de chance, pour le talent qui s’est trompé, pour l’héroïsme qui a eu le dessous. Et tant que M. Bernard Shaw ne donnera pas cette satisfaction-là à son public, il n’entraînera pas les gros bataillons.

Mais je vois un obstacle encore plus sérieux à son succès, qui serait, en vérité, un succès inquiétant, un succès dangereux. Tout son théâtre n’est qu’une campagne contre nos pauvres vieilles institutions et contre les principes sur lesquels elles reposent tant bien que mal ; contre le mariage, la famille, la propriété individuelle, contre la morale et contre l’idée même du devoir. Le libéral d’hier, le radical d’aujourd’hui, l’homme aux idées « avancées, » n’est pour lui qu’une ganache rétrograde, pire ; que le conservateur-borne de jadis, parce qu’il est plus hypocrite. Tout système d’éducation est mauvais, sauf, apparemment, celui qui aura pour théâtre la grande Nursery collectiviste de l’avenir. Le soldat est l’incarnation de la lâcheté. Le gentleman se définit l’exploiteur de ceux qui travaillent ; s’il ne vole pas de ses mains, il est le complice et le receleur de toutes les spoliations. Un père n’est pas un père, mais un guv’nor, c’est-à-dire un tyran gâteux qui laisse la bride sur le cou aux folies de ses filles et ne sait même pas cacher à son fils ses propres turpitudes. Quel est le rôle d’une mère auprès de sa fille ? « Elle la hait, l’opprime, l’abrutit, parce qu’elle en est jalouse. » Et la fille de son côté, que fait-elle ? « Après sa mère, il n’est personne qu’elle déteste autant que sa sœur aînée. » Comme pendant à ces sœurs qui se détestent, M. Bernard Shaw nous montre un frère qui est en train de faire la cour à sa sœur sans la connaître et qui trouve mauvais qu’on le dérange dans son flirt en l’informant de cette circonstance. La morale consiste à chercher le bonheur et le bonheur consiste à faire ce qu’on veut.