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petites âmes. Lui-même, d’ailleurs, dans les lettres qu’il écrivait, en français, à son ami Fauriel, nous a laissé voir l’idée toute « réaliste » qu’il se faisait du roman historique :


Je conçois ce roman, disait-il, comme une représentation d’un état donné de la société par le moyen de faits et de caractères si semblables à la réalité qu’on puisse le croire une histoire véritable qu’on viendrait de découvrir… Quant à la marche des événemens et à l’intrigue, je crois que le meilleur moyen de ne pas faire comme les autres est de s’attacher à considérer, dans la réalité, la manière d’agir des hommes, et de la considérer surtout dans ce qu’elle a d’opposé à l’esprit romanesque. Dans tous les romans que j’ai lus, il me semble de voir un travail pour établir des rapports intéressans et inattendus entre les différens personnages, pour les ramener sur la scène de compagnie, pour trouver des événemens qui influent à la fois, et en différentes manières, sur la destinée de tous ; enfin une unité artificielle, que l’on ne trouve pas dans la vie réelle. Je sais que cette unité fait plaisir au lecteur ; mais je pense que c’est à cause d’une ancienne habitude. Je sais qu’elle passe pour un mérite dans quelques ouvrages, qui en ont un bien réel et du premier ordre ; mais je suis d’avis qu’un jour ce sera un objet de critique, et qu’on citera cette manière de nouer les événemens comme un exemple de l’empire que la coutume exerce sur les esprits les plus beaux et les plus élevés, ou des sacrifices que l’on fait au goût établi.


L’admirable simplicité de l’intrigue des Fiancés, la réalité vivante des figures, la délicatesse minutieuse des nuances, aussi bien dans les descriptions que dans l’analyse des sentimens, c’est tout cela, sans doute, qui, lors de la première publication du roman, a surpris les critiques et le public italiens. Par une rencontre des plus curieuses, trois ou quatre des critiques qui, en Italie, ont rendu compte du roman de Manzoni, se sont avisés de citer, à son sujet, la « peinture hollandaise. » Ces compatriotes de Tintoret et des Carrache ont vu d’abord, dans les Fiancés, quelque chose comme une suite de tableaux de genre d’un Miéris ou d’un Gérard Dov. Mais, tout en s’étonnant de la réalité des peintures de l’auteur milanais, ils n’ont pu s’empêcher d’en subir, dès lors et à jamais, la profonde émotion poétique : une émotion tout italienne, au contraire, avec son mélange harmonieux de douceur et de pathétique, de fraîche transparence et d’intensité. Plus encore que l’aisance et la finesse de son réalisme, c’est cette émotion qui donne au roman de Manzoni le charme sans pareil qui nous saisit dès le début du livre, et puis ne cesse point de grandir en nous jusqu’aux derniers chapitres. Des scènes comme l’arrestation et la fuite de Renzo, comme l’entretien de l’Inconnu