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Si je pouvais faire en sorte que cette histoire ne tombât pas en d’autres mains qu’en celles de deux fiancés amoureux, alors, peut-être, je tâcherais à y mettre le plus possible d’amour : car, pour de tels lecteurs, de telles peintures ne sauraient certainement avoir rien de dangereux. Tout au plus pensé-je que, pour ces lecteurs-là, de telles peintures seraient inutiles, et que tout l’amour qu’ils y trouveraient leur semblerait bien froid : car l’amour véritable ne se laisse point transfuser dans un écrit, même d’un auteur plus habile que moi. Mais supposez que cette histoire vienne à tomber, par exemple, entre les mains d’une jeune fille pauvre qui, ayant perdu toute pensée de mariage, s’en va tranquillement coiffant Sainte-Catherine, et cherche à tenir tout son cœur occupé de l’idée de ses devoirs, des consolations de la paix et de l’innocence, et de ces espoirs que le monde ne peut ni lui donner, ni lui enlever ; or, dites-moi un peu quel beau profit pourrait apporter à cette créature une histoire qui viendrait réveiller dans son cœur des sentimens que, en personne très sage, elle a réussi à y assoupir ? Ou bien supposez un jeune prêtre qui, par les graves offices de son ministère, par les fatigues de la charité, par la prière, par l’étude, travaille à sauter par-dessus les années périlleuses qui lui restent à parcourir, mettant tout son soin à ne pas tomber, et évitant de trop regarder à droite ni à gauche, avec la crainte de faire quelque faux pas dans un moment de distraction ; supposez que ce jeune prêtre s’amuse à lire cette histoire, — car enfin vous ne voudriez pas qu’on publiât un livre qu’un prêtre n’eût pas le droit de lire ; — et dites-moi un peu quel avantage il pourra retirer d’une description de ces sentimens qu’il est tenu d’étouffer toujours dans son cœur, s’il ne veut pas manquer à un rôle saint qu’il a assumé de son gré, s’il ne veut pas introduire dans sa vie une contradiction qui l’altérerait tout entière ! Et combien d’autres cas semblables je pourrais vous citer ! D’où je conclus que l’amour est nécessaire en ce monde, mais qu’on y en trouve déjà autant qu’il en faut ; et qu’il ne faut pas que d’autres que les amoureux se donnent la tâche de le cultiver ; et qu’à vouloir le cultiver ainsi on risque, simplement, de le faire naître où il n’est pas nécessaire. Il y a d’autres sentimens dont le monde a autrement besoin, et qu’un écrivain, suivant ses forces, peut s’employer à répandre un peu plus dans les âmes : par exemple la compassion, l’amour du prochain, la douceur, l’indulgence, le sacrifice de soi-même. Oh ! de ces sentimens-là on n’aura jamais trop ; et honneur aux écrivains qui cherchent à en mettre un peu plus dans les choses de ce monde ! Mais de l’amour, comme je vous le disais, il y en a, au bas mot, six cents fois plus qu’il n’en faut pour la conservation de notre vénérable espèce : et j’estime donc que c’est œuvre imprudente, de l’aller fomenter par les choses qu’on écrit.


Heureusement, l’autre chapitre des Fragmens inédits aura de quoi réconcilier avec Manzoni ceux des lecteurs d’à présent qui se seront trop scandalisés de la hardiesse paradoxale de la profession de foi littéraire que je viens de citer : car cet autre chapitre est, précisément, consacré au récit d’une aventure d’amour, et aussi passionnée, aussi