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Que m’importent les déceptions possibles de la vie ! Comme une louange immortelle, Antigone justifie mon activité toute réglée par mes morts. Cette tragédie rassemble les faits, les idées et les mœurs les plus propres à faire reconnaître pour émouvante notre piété, qu’on accusait d’étinceler, sans conquérir, et d’être une pierrerie froide.

Ai-je respiré intacte la rose que Sophocle fit fleurir sur le sable de Bacchus ? C’est beaucoup, auprès d’une fleur, fût-elle la moins périssable, qu’un retard de vingt-trois siècles. Nous nous partageons les pétales défaits d’Antigone. Les chrétiens admirent que chez les païens une innocente soit apparue pour racheter sa race, et s’ils lèvent leur regard du texte, ils voient Antigone au milieu des anges. Cette vierge païenne dans son rocher d’agonie est la sœur de nos religieuses qui, chaque nuit, dans leurs cellules, font la réparation pour tous les coupables de l’univers. Les philosophes étudient dans ce petit drame les rapports de la religion et de l’État, l’opposition entre la piété de la femme et la loi publique que l’homme est fait pour servir. Quant à moi, cette pièce, toute claire, harmonieuse et proportionnée, m’est un puits de rêverie. J’y distingue superposés tous les âges de l’humanité. Antigone émerge des profondes époques primitives où les sœurs épousaient leurs frères. Le secret, le centre de son culte des morts, elle le livre quand elle dit : « Je n’aurais pas ainsi bravé la mort pour mon époux, car j’aurais pu me remarier, ni pour un fils, car j’aurais pu avoir un autre fils ; mais pour un frère… Puisque les auteurs de mes jours reposent tous les deux dans la tombe, un frère ne peut plus naître pour moi… » Par ce chuchotement sibyllin, Antigone se révèle comme une survivance des conceptions aristocratiques qui mirent sur nos sommets mosellans le culte de la déesse Rosmerthe, assise auprès de son frère, le Mercure gaulois. Et de cette nuit lointaine, elle s’élève, fusée royale et solitaire, pour illuminer Lucile de Chateaubriand, Eugénie de Guérin, Henriette Renan, toutes ces « parèdres » ardentes et chastes qui meurent d’un amour fraternel.

Cette jeune figure, pleine de vie, constamment tournée vers la mort, je l’invoque sous le nom d’Antigone l’ensevelisseuse. Par ses chants, comme un fidèle, dans les prières traditionnelles, j’exhale mes vœux particuliers.

Redisons les paroles sacrées :

«… J’ensevelirai mon frère… Je reposerai avec mon frère chéri