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un voyage à sparte.

vous m’êtes précieux. Les partisans et même les adversaires, avec qui vous me voyez m’agiter, m’intéressent d’une certaine manière fraternelle, car nous sommes des frères d’armes, mais je les vaux, ils me valent et je les défie de m’étonner. Nous pouvons bâiller en nous regardant, mais vous, Tigrane, vous m’étiez annoncé par les figures persanes que j’ai vues peintes sur des boîtes ou sur des plats de livres. Si j’ai rêvé plusieurs fois que, dans Chiraz, je visitais le tombeau de Saadi et qu’un jeune lettré convaincu par ma démarche me livrait le sens secret de Firdousi, d’Hafiz et d’Omar Kheyam, ce jeune lettré c’était vous. J’aime la rêverie auprès du jet d’eau des cours intérieures d’Asie ; j’aime les histoires un peu fades, mais pleines de ressources verbales, sur les amours de la rose et du rossignol ; j’aime le soleil écrasant. Eh bien ! toutes ces formes diverses d’une poésie où mon esprit aspire, ce jet d’eau comme ces légendes du rossignol et de la rose, comme ces lourds après-midis de soleil, avec quoi le cerveau fait de la résignation, vous les mettez auprès de moi, Tigrane. Je vous reconnais pour l’un des innombrables voyageurs qui furent, à toutes les époques, les sages des diverses races de l’Orient ; vous m’apparaissez comme un épi de l’immense moisson asiatique.

Ainsi je devisais, ou, plutôt, c’est ainsi que j’aurais voulu deviser. Nous manquions de loisir. Dans cet été de 1893, je vis peu Tigrane, car ce n’était pas pour moi le temps de la rêverie. Parfois, dans les réunions les plus épaisses, à la faveur d’une houle, du haut de l’estrade où je parlais, j’apercevais sa jeune figure dorée, agréable et mystérieuse, comme la flamme d’un cierge en plein jour. Puis il quitta la France et, peu de semaines après, je reçus du Caire ou d’Alexandrie, un journal qui contenait ses impressions sur mon ardente campagne électorale. C’était imprimé en caractères égyptiens, qui sont des petits traits fleuris et bistournés. On eût dit un bouquet défait, un sélam répandu. Une traduction que mon Arménien avait jointe à son envoi me convainquit de sa flatteuse sympathie en même temps que de son joli goût.

Quelques mois après, quand je dirigeai la Cocarde, j’écrivis à Tigrane, et il m’envoya de Constantinople des pages charmantes qui rappelaient les soies brodées de Loti. Puis, les jours s’amassant, une buée se forma sur l’image que j’avais gardée de ce frêle passant.