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un voyage à Sparte.

trois ans, je suis général de division… Savez-vous que l’Empereur m’a donné l’an dernier cinquante mille livres de rente ? On jouit en acquérant tout cela, on jouit en faisant la guerre, on est dans le bruit, dans la fumée, dans le mouvement, et puis, quand on s’est fait un nom, eh bien ! on a joui du plaisir de le faire. Tout cela m’est arrivé. Moi, je puis mourir demain. »

J’ai horreur des hommes de sacrifice qui tombent dans la niaiserie. On peut toujours faire quelque chose d’un pur goujat, d’un matérialiste, mais un idéaliste qui est en même temps un imbécile, quelle inutile créature ! On voudrait qu’il bêlât pour l’envoyer à l’abattoir. Tigrane savait que la vie ne ressemble pas aux portraits qu’on en trace dans les discours d’apparat (distributions de prix, oraisons funèbres, etc.). C’est ainsi que son intelligence savait tirer des satisfactions de faits que sa sensibilité déplorait. Dans le palais secret de son âme, je le vis toujours se féliciter, au nom de l’Arménie éternelle, que les maîtres de sa nation fussent des bourreaux. Un chef sait bien que les soldats marcheront dès qu’ils auront à venger des camarades.

C’est quand Tigrane parlait des longues misères de sa race que sa passion et sa raison étaient les plus belles à voir.

— Mes grands-parens, disait-il, se souviennent que de leur temps, les chrétiens avaient encore coutume de porter sur eux un mouchoir spécial : au moindre geste, ils se courbaient pour essuyer les pieds d’un janissaire… Ce caractère ethnique brutal de nos maîtres sera notre salut. En nous condamnant au travail et en s’attribuant à eux-mêmes le privilège exclusif de déployer la force, les Turcs se murent dans un moyen âge prolongé et nous préparent pour la vie du XXe siècle. Comme les Grecs, nos frères, nous devrons notre liberté aux flots de sang de nos compatriotes égorgés, aussi bien qu’à l’argent de nos obscurs marchands.

Ce jeune prophète d’Arménie ajoutait :

— La main de Dieu ne s’est pas encore assez appesantie sur son peuple.

Tigrane, cependant, ne partageait pas l’ivresse que j’éprouve à constater la brutalité avec laquelle les lois du monde, les nécessités courbent et nivellent tous les êtres. C’est pour moi quelque chose d’analogue à la représentation d’une tragédie parfaite. J’aime voir l’orgueilleux cochon qui entre à un bout de la machine en faisant mille difficultés, toujours les mêmes, et qui