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blottie dans les arbres et dans les fleurs comme un nid dans les haies. Le climat y était plus doux ; les bardes y chantaient ; la vie s’amollissait, là, pour une population moins rude ; et enfin, et surtout, Ahès, la fille bien-aimée de Gradlon, y demeurait de préférence.

Ahès ! Un charme étrange émanait même de ce nom. C’était l’unique enfant que Gradlon avait eue de Kenvred, la femme de sa jeunesse, enlevée à un chef saxon un jour de victoire. Kenvred était morte, laissant à sa fille ses cheveux d’un or roux, et ses longs yeux verts, glauques comme la mer et changeans comme elle. L’enfant avait grandi auprès de ce père qui l’idolâtrait, d’année en année plus inquiétante et plus belle. On la sentait, malgré son baptême, païenne jusqu’aux moelles, à la façon celtique, sans temple, sans idole ; mais la nature elle-même était la grande idole. Ahès avait la passion de sa terre où flottaient les brumes, des forêts antiques aux ombres vertes, du chant de cristal des sources, et du silence des landes arides. Plus que tout au monde elle aimait le triste, le sauvage Océan. Gradlon, pour lui plaire, avait fait bâtir son palais au sommet d’une roche battue des vagues, et, par la fantaisie de cette enfant, Ker Is s’était groupée à ses pieds, en un jour, comme une ville de rêve, en dépit de la menace constante des flots.

Ahès habitait ce palais, ayant pour horizon l’immensité vide et grise, où passaient des vols de corbeaux, et là-bas, au soir, de larges fonds de pourpre au seuil de l’inconnu. Elle regardait. Elle écoutait. Une âme étrange se levait en elle. Souvent, à entendre la plainte éternelle, elle demeurait silencieuse de longues heures, dans un frisson d’angoisse et de joie. Une plainte obscure semblait aussi monter et se briser du fond de son être ; des abîmes se creusaient sous la caresse des yeux clairs ; toute son âme passionnée, impérieuse, obstinée et douce, semblait passer dans ces yeux comme une force fatale, et tout prendre, et tout dominer… Mais ce triomphe habituel semblait suffire à la jeune fille. À la première approche, l’oiseau sauvage s’enfuyait. Un à un tous les chefs qui osaient rêver de s’unir à elle étaient repoussés. Et s’ils insistaient, s’ils vantaient à Gradlon les avantages de leur alliance ou la bravoure de leur race, Ahès, d’un de ces regards tout à l’heure si caressans, faisait reculer les plus intrépides, comme si une lame avait pénétré en eux jusqu’au cœur.

Gradlon la laissait très libre, heureux, instinctivement, de