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Ahès respira plus librement. Elle reprit :

— Ainsi, dans ton pays, personne ne t’attend ? Ni femme, ni fiancée, ni sœur ?

— Les Saxons m’ont enlevé à huit ans. Je cours les mers depuis. Je suis seul au monde. Mais non. Les aïeux me parlent dans les longues nuits : tous ceux qui m’ont précédé et qui dorment dans la vieille terre ; et ceux, plus nombreux, que la mer a pris aux jours d’hiver.

— Et tu voudrais revenir vers eux ?

— Ah ! reprit Rhuys qui se releva malgré ses chaînes, ne demande pas si le rêve éperdu de la mer, de la large brise qui vous fouette au visage, des courses folles sur l’abîme, ne vous brûle pas le cœur ! Et se battre ! Et tuer ! Et voir fuir les ennemis ! Je t’ai parlé de rêve : mais le bruit des armes et les casques au soleil, quel rêve aussi ! De quoi sommes-nous faits pour aimer tant les songes de la vie, et tant le sang !

— Nous sommes les descendans des conquérans et des fées, dit Ahès. Il faut bien qu’il en soit ainsi !

— Moi, je donnerais tout pour la guerre, tout… Et cependant !

— Cependant ?… interrogea encore Ahès.

Mais elle attendit vainement une réponse. Rhuys ne parla plus.

Non. C’était impossible. Elle ne pouvait pas lui demander sa tendresse. Elle ne pouvait pas offrir son cœur. Toute sa fierté se levait en elle, en une répugnance invincible. Et le regard si tendre se changea en un regard de détresse. Elle se sentit seule et comme perdue : il lui semblait qu’elle venait de lâcher une épave en pleine tempête et que la mer la prenait et la rejetait sans force, navrée… Mais lui, au moins, serait heureux, il serait libre…

— Écoute, dit-elle enfin. Dans quelques semaines, c’est mon jour de naissance. Ce jour-là, je peux tout obtenir du roi. J’ai sa parole. Il ne m’a jamais rien refusé : je demanderai ta liberté. On te délivrera le jour même.

— Ah ! implora Rhuys, ne te joue pas de moi !

— Est-ce que je me joue ? Est-ce que tu me crois capable de me jouer ? dit-elle avec amertume. Sois heureux, tu n’es plus là que pour bien peu de temps. Tu ne seras plus notre prisonnier, mais notre égal, demain. Tout te sera rendu, ta liberté, tes