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que l’ombre mystérieuse des vieux chênes, encore verts en novembre, et la fraîcheur recueillie qui descendait sur elle des hautes branches. Oh ! la poésie des vieilles forêts ! Le silence des pas endormis sur les mousses, le silence des sources coulant sans bruit à travers les fougères aux teintes rousses ; l’exquise odeur humide des sous-bois : et ces longs rayons passant obliquement parmi l’ombre mystique, comme des chemins de paradis tout proches !…

À la première halte, à l’écart, Ahès s’était étendue sur un épais lit de feuilles. Les mains jointes sous sa tête, elle suivait les découpures des ormes, déjà dépouillés, dans le bleu lavé du ciel. Aucun chant d’oiseau. Aucun cri de bête sauvage. C’était l’heure endormie de midi. Ahès baignait tout entière dans la pure lumière ; elle se détendait dans un sentiment de bien-être et de paix infinie.

Elle se sentait vivre dans un bonheur moins agité que ces derniers jours, mais plus large, plus enveloppant. Elle regardait les chênes aux troncs vermoulus. Elle se demandait combien de générations tremblantes et caduques avaient passé devant ces géans immobiles : cela lui semblait si étrange de passer ! Et la brièveté possible de sa vie lui rendait l’heure présente plus précieuse. Jamais la grande nature ne lui avait paru aussi maternelle ; elle entrait avec elle en une communion étroite ; elle rafraîchissait son âme brûlante à la grande paix.

Une somnolence délicieuse l’envahissait. Les yeux mi-clos, elle découvrait maintenant du gui jusqu’à la portée de sa main. Elle se souvenait qu’on le cueillait autrefois dans des fêtes brillantes où, toujours, coulait du sang. Ce gui était l’emblème de l’Être unique, qui ne demande rien à la terre, ni racines, ni suc : du sang seulement ! C’était un emblème de joie aussi, d’après les druides ; la joie sans angoisse, réservée à quelques privilégiés… Et les tiges grandissaient démesurées, se déroulaient en volutes fantastiques ; l’air était criblé de petites baies blanches…

Veillait-elle ? Dormait-elle ? Le temps fraîchissait. La grande forêt amie prenait un aspect sauvage. La lumière verdâtre donnait à des êtres qui se mouvaient sans bruit des pâleurs de fantômes. Des femmes passaient, en robes traînantes, une serpe d’or à la main. Le vieux tronc devenait farouche. Hésus, le redoutable Hésus, l’enveloppait de son ombre ; cette ombre semblait hostile et effrayante : elle donnait froid jusqu’aux moelles,