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sombre. De grosses nuées grises couraient dans le ciel, trouées par des tons blancs, légers, par un poudroiement d’or et de brume. Et la mer, l’exquise mer de certains jours d’automne, aux vagues souples, le berçait du mouvement monotone d’une nourrice endormant un enfant dans ses bras. Tout à la joie instinctive de vivre, de respirer les souffles amers, Rhuys s’endormait aussi sous la lente caresse. L’horizon s’agrandissait et se transformait. Les longues lames vertes se soulevaient et retombaient comme les volutes de quelque gigantesque acanthe. Des rayons filtrant en lignes claires, sous les nuées, donnaient à l’étendue sans bornes quelque chose d’indéterminé, d’imprécis. On se serait cru rejeté au-delà des jours, quand la lumière vierge avait jailli au sein du chaos.

Des êtres descendaient vers Rhuys par ces routes de songe ; des soldats comme lui, ayant tous la marque sanglante de la flèche ou du fer. Ils étaient glorieux et triomphans. Ils approchaient de cette terre qui faisait monter jusqu’à eux l’enivrante fumée de la gloire. Ils écoutaient la voix confuse, faite de mille voix inconnues, la voix de la race qui célébrait leur folle bravoure. Rhuys distinguait au milieu d’eux les vieux chefs dont la tête blanche portait le stigmate sacré. Ceux-là étaient partis pour le combat, sûrs de tomber au premier choc ; ils cherchaient dans les aunées tremblantes la mort héroïque qui les avait fuis jusque-là. Lennok en était, l’aïeul qui avait passé l’âge où les hommes meurent, lorsque, sous un dolmen, une voix lui cria : « Va les sauver, et meurs pour eux ! » Mais les plus nombreux étaient jeunes et la tête haute : ils riaient tous, — les Celtes donnaient leur vie en riant. — Pour beaucoup cependant, comme le chantaient leurs bardes, « leur rire était sombre comme le rire de la mer. »

Car elles venaient derrière eux en une nuée de deuil, les belles mortes qu’ils avaient aimées. Elles parlaient à Rhuys, comme autrefois, dans un murmure. Mais pour l’homme qui allait mourir, toutes ces voix n’avaient qu’un son ; toutes les belles Gauloises laissaient flotter sur les vagues les mêmes chevelures fauves ; tous ces yeux n’avaient qu’un regard, le regard vert aux reflets changeans, que les paupières voilaient à demi pour en garder le mystère. Etait-ce Ahès, vraiment ? Ou plutôt, Ahès n’était-elle pas l’incarnation de cette mer attirante dont les fées chantaient, toutes les nuits, le cantique de douleur ?