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flots. On la mettait à l’abri des divinités hostiles sous l’égide du sang de Rhuys. Eh bien ! elle joindrait sa haine à celle de la mer sauvage : à elles deux, avec leur besoin commun de renverser et de détruire, elles viendraient à bout de l’œuvre terrible.

Et tandis qu’elle songeait ainsi, les lèvres serrées, les yeux durs, exaltant sa douleur à la mélancolie indicible des choses, dans ce même palais, Gradlon aussi se sentait plein de trouble. Lui aussi était assis, soucieux, depuis des heures, non devant l’Océan, mais devant l’âtre où des troncs énormes flambaient. Il n’était pas seul. Gwennolé se tenait debout, auprès de lui, comme un justicier. Il lui annonçait un châtiment exemplaire, pour cette exécution inique et impie, pour tous les crimes qui souillaient cette ville. Interdit, le roi balbutiait : « Comment as-tu su ? » Il apprenait avec étonnement que le druide était mort le lendemain même du sacrifice, mort d’avoir tué cet homme ; et que, présent à cette agonie, le prêtre avait apaisé son épouvante avec des paroles de miséricorde et de pardon…

— Il ne connaissait pas la vérité, continuait Gwennolé ! Ce qu’il a fait, sa conscience égarée lui dictait de le faire. Il croyait honorer ses dieux ; et le Seigneur, qui pèse l’erreur et la faute, s’est contenté du remords qui l’a jeté mourant sur ma route, qui a brisé son cœur et son corps… Mais toi !…

Il y eut un silence. L’âme de Gradlon oscillait entre le repentir et la révolte, flottante et irrésolue, toujours :

— J’ai le droit de vie et de mort, dit-il enfin. Je suis roi. Je tue, parce que je le veux…

— Malheureux, interrompit le saint, est-ce que, même avant que je te l’apprenne, il n’était pas écrit au dedans de toi : « Tu ne tueras point ? »

— Oui, si j’étais comme le reste des hommes, mais j’ai le droit de disposer de leur vie.

— Et pourquoi l’as-tu, ce droit, sinon et uniquement pour les causes justes ? Et tu verses le sang pour un caprice, pour une impiété abominable ! Est-ce ton droit, aussi ? Et ne crains-tu pas les châtimens qui attendent les cœurs doubles ?

Le saint frémissait d’indignation comme autrefois, aux jours où Gradlon lançait contre Ronan ses dogues furieux…

— Qui peut quelque chose contre moi ? reprit le Roi. Et si je suis aussi coupable, pourquoi mon peuple m’aime-t-il ! Pourquoi m’appelle-t-il « le bon roi Gradlon ? »