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déterminer le caractère de leur œuvre, ce sont les habitudes de rêverie solitaire qu’ils ont prises de bonne heure et qui contrastent avec l’attitude de l’homme de lettres mêlé jadis à la société, écrivant pour elle, inspirant des idées et des sentimens « communs. » Lamartine a passé des années de retraite forcée et d’inaction involontaire dans ses bois de Milly ou dans sa chambre de Mâcon. Sa correspondance, pendant dix années, est pleine des gémissemens que lui arrache l’ennui de cette oisiveté provinciale. Heureux isolement ! puisqu’en se prolongeant il permit à l’écrivain d’accumuler des trésors de poésie qui, même à l’époque la plus agitée de sa vie d’orateur et d’homme d’État, n’étaient pas complètement épuisés. Ce que furent pour Lamartine les bois, les coteaux, les vallons du Maçonnais, Victor Hugo le trouva dans le jardin des Feuillantines, profond et mystérieux. Et à son tour Vigny dut le même bienfait à sa vie cloîtrée de soldat-poète. M. Dupuy note combien il tira parti de la « réclusion forcée des régimens dans leurs forteresses, pendant les premières années de la Restauration. A Vincennes, à Courbevoie, à Rouen, à Strasbourg, à Orthez, à Oloron, il mena la vie retirée, studieuse, d’un lévite, d’un bénédictin. En écrivant son admirable introduction de Servitude et Grandeur militaires, il laissera percer un sentiment de grave enthousiasme au souvenir des nuits de veille et de labeur où il agrandit, en silence, le peu de savoir qu’il avait reçu « de ses études tumultueuses et publiques. » C’est là que sa pensée devint adulte et que son talent se fortifia ; c’est là qu’il conçut, qu’il porta, qu’il mit au monde les Poèmes[1]. » Nous sommes loin du temps où le littérateur, qu’il fût prosateur ou poète, considérait que la grande règle étant déplaire aux « honnêtes gens, il faut savoir se plaire parmi eux. »

Quels furent donc les premiers résultats de ce labeur ignorant de la tradition et de cette rêverie dans l’isolement ? On sait que la rupture avec le passé ne s’y accuse pas encore très nettement. Lamartine publie ses Méditations en 1820, Vigny ses Poèmes en 1855, Victor Hugo ses premières Odes la même année. Or on est frappé de voir combien ces recueils, si originaux qu’ils puissent être, sont encore étroitement rattachés à l’ancienne poétique. Le succès des Méditations fut un succès d’enthousiasme, nullement de scandale, et les classiques y applaudirent de bon gré. Pourquoi non ? puisqu’il y traîne tant d’élégances empruntées à la littérature impériale ! on y trouve jusqu’à des réminiscences de Quinault et de Thomas. Victor Hugo

  1. Ernest Dupuy, La Jeunesse des romantiques, p. 249.