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bonne justice de la légende qui la représentait comme une ménagère commune, se laissant aller à boire, et Christiane fut une brave femme, aimée de la mère de Gœthe comme sa fille. Mais il ne faudrait pas beaucoup forcer notre pensée pour nous faire dire que, dans le mariage de Gœthe, il y eut tout de même quelque chose de l’homme de lettres qui finit par épouser sa cuisinière.

Quand Michel-Ange rencontra Vittoria Colonna, la veuve du marquis de Pescara, H. Grimm dit lui-même : « le plus grand bonheur de l’homme est de rencontrer une force digne de lui, sa pareille et son égale. » Gœthe n’eut pas ce bonheur, le plus grand qu’il y ait sur terre. Il ne lui a pas suffi de rencontrer Schiller ; pas plus que Byron, Shelley ; il n’a pas rencontré la femme son égale, sa femme. H. Grimm peut déclarer qu’il est « inutile de se poser la question oiseuse : s’il eût mieux valu pour Gœthe une autre femme, » et affirmer qu’ « au point de vue purement humain Gœthe ne perd pas, à considérer son mariage. » Au point de vue « purement humain, » parfaitement. Mais précisément, le mot nous suffit. L’âme n’y était pas. Nous croyons plutôt, quant à nous, qu’il y a là l’inéluctable rançon de l’orgueil qui marque d’une façon indélébile ce génie. C’est la paille minime où le noble métal donne un son mat. Gœthe vivait à une hauteur de génie où il se suffisait seul. Il n’avait pas besoin d’être deux pour penser et pour créer, et il ne le voulait pas. Le génie est égoïste. Il plane comme l’aigle, solitaire. Un mot profond a été dit, du vivant du dieu : « Gœthe est heureux, et il se dit heureux, écrivait Borne à son amie Mme Wohl, en 1825. Je ne voudrais pas de ce bonheur. Comme il est seul ! »

Le dernier grand biographe — allemand — de Gœthe, le grand critique Richard M. Meyer, reconnaît, avec sa haute franchise, que ce cela a toujours été pour le peuple allemand une humiliation, que le plus grand de ses poètes n’ait pas placé à ses côtés une compagne dont l’esprit, lui aussi, eût été digne de son grand esprit. » Tranchons le mot : Gœthe a aimé au-dessous de lui. C’est toujours un malheur, même pour un grand homme. J’ai lu, quelque part, cette anecdote : Gœthe était encore presque enfant, à peine un adolescent, quand les deux filles du vieux maître de danse français qui lui donnait des leçons, se disputaient (déjà !) sa préférence. La plus jeune, dépitée de ne pouvoir fixer le petit volage, lui lança un jour, cette malédiction : « Malheur sur malheur ! pour la vie et pour l’éternité, sur celle qui la première