Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 33.djvu/211

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Wagner, eut aussi quelquefois, (première entrée de Tristan) de ces thèmes instantanés et souverains, A quoi tient leur toute-puissance ? Non pas à leurs dimensions, puisqu’ils durent si peu ; mais à leur caractère, à un élément ou à un principe intérieur que rien n’explique, et que rien ne remplace, et qui s’appelle la vie. Voilà ce qui manque aux mélodies ou aux « idées » de M. Richard Strauss. Groupes ou successions de notes quelconques, par elles-mêmes, par elles seules, elles ne consistent que faiblement. Grâce à tous les efforts, à tous les prestiges d’un merveilleux talent, elles vont devenir sans doute, mais d’abord elles sont à peine. Et c’est pourquoi, dans le cours de leurs combinaisons les plus riches, de leurs plus savantes métamorphoses, elles n’acquerront pas la beauté formelle et plastique, l’autorité et la puissance qu’elles ne possédèrent point à l’origine et comme au premier degré de leur être.

Et puis, dans l’ordre musical aujourd’hui, comme en tout autre, il est un élément qui s’accroît outre mesure et qui menace peut-être la musique elle aussi. C’est le nombre. « Musique foule. » Le mot déjà ancien d’Amiel, à propos de Wagner, se vérifie avec le temps. Nous n’en avons jamais compris le sens et la portée aussi bien que l’autre dimanche, en regardant, du haut des galeries supérieures, la vaste scène du Châtelet encombrée par la multitude des instrumentistes et des instrumens. Le spectacle prenait la valeur d’un enseignement et d’un symbole. On eût dit que la nature elle-même conspirait avec les hommes, et que, pour fournir tant d’engins sonores au souffle de tant de lèvres, au toucher de tant de mains, elle avait épuisé tout le métal de la terre et le bois de toutes les forêts. Mais tandis qu’à nos yeux et à nos oreilles s’accomplissait l’énorme travail, il nous inquiétait par son énormité même, et pour exprimer l’idée, ou l’idéal, de la trinité domestique, le charme du foyer et de la maison, nous rêvions d’un art plus sobre, plus économe des forces de la matière et de celles de l’humanité.

Oui, toutes les forces de la musique, les mélodies et les sonorités, les motifs comme les timbres, n’ont pour loi que le nombre et n’opèrent que par lui. Elles agissent toutes ensemble, elles donnent en masse, sans que jamais l’une d’elles se détache des autres, les domine et leur commande. Un thème, un chant n’a plus le droit de s’élever, personnel et solitaire. On vante les dessous d’une œuvre, leur profondeur et leur richesse ; on s’inquiète peu qu’elle n’ait pas de dessus. Rien de ce qui n’est pas complexe et multiple ne saurait prétendre à notre admiration ou seulement à notre estime. L’art du contrepoint et de l’orchestration, — quand ce n’en est pas le métier, — est devenu le tout de notre art. Ainsi, remplaçant l’unité par le groupe, et par le détail infinitésimal