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aux ancêtres le fonds d’idées qu’il exploite ? Tout au plus peut-on espérer transmettre ce fonds accru à la postérité. Leroux eût pu, à cet égard, se flatter d’avoir fait fructifier le capital d’idées qu’il tenait de ses prédécesseurs ; mais l’ayant exploité sans méthode et, pour ainsi dire, à la diable, il en est résulté, pour lui-même et pour ses lecteurs, une grande confusion. Pour se diriger dans son œuvre, et pour en faire son profit, une certaine familiarité avec les idées n’est pas de trop, ni non plus cette vertu qu’on nomme la circonspection ; on risque à chaque pas de s’y égarer, et ce n’est qu’à la longue qu’on y discerne les linéamens d’une doctrine ; doctrine, au reste, peu cohérente, nous l’avons dit, mais dont les morceaux peuvent être bons et même excellens.

L’on comprend maintenant que ce demi-jour ou cette pénombre qui enveloppe l’œuvre de Leroux ait favorisé les rapines, et qu’un grand nombre de larrons en aient profité pour s’élever ou se grandir aux dépens de notre philosophe. Combien de ses contemporains qui, moins humbles que George Sand, ou plus habiles, le surent mettre à contribution sans en rien laisser voir à personne[1] ! Il n’est pas jusqu’à ses adversaires eux-mêmes qui n’aient subi son influence et dérobé, pour le mieux combattre, ses

  1. On peut dire que toute la littérature évangélique-sociale éclose dans les environs de l’année 1848, s’inspire des travaux de Leroux.
    Un problème difficile à résoudre est celui de la paternité, — hautement revendiquée par Luc Desages, gendre et disciple de Pierre Leroux, en faveur de son beau-père, — ou de la genèse de cette partie de l’œuvre d’Auguste Comte qui a trait à la religion de l’humanité. La formule : religion de l’humanité, est incontestablement de Leroux ; nous la rencontrons, en particulier, dans l’étude sur l’Égalité, qui date de l’année 1838. Il semble établi, d’autre part, que Clotilde de Vaux, qui eut sur Auguste Comte l’influence que l’on sait, loin d’ignorer les ouvrages de Leroux, en avait fait, au contraire, antérieurement à ses relations avec Comte, sa nourriture assidue. Il n’est pas du reste bien difficile d’apercevoir la parenté des deux doctrines : nous en avons touché un mot à propos de la solidarité. Il est vrai que, tout comme Leroux, Comte procédait de Saint-Simon. — « Comment, demande Luc Desages, le plus anti-idéaliste des philosophes est-il devenu tout à coup idéaliste au point de n’être plus du tout positiviste ? Nous l’accusons d’une double félonie. Nous l’accusons de s’être conduit envers l’auteur du livre de l’Humanité, comme il s’était conduit envers l’auteur (Saint-Simon) des Lettres de Genève. » (L’Espérance, no de juillet 1858, p. 93, 90). Il ne faudrait cependant pas s’exagérer l’importance du problème soulevé par Desages. La seconde partie de l’œuvre de Comte (Politique positive) était en germe dans la première ; et les idées qu’il a pu emprunter à Leroux ne comptent pas parmi celles qui rendront son œuvre durable.