Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 33.djvu/380

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’a obligeamment donné un de ces pions. Cheick Ismaël a dernièrement accompagné Pierre Loti, il en reste fier. C’est un homme de confiance, probe et attentif, d’aspect sévère, de port majestueux, et dont la barbe noire, en éventail, recouvre la poitrine aux trois quarts. Il a des chausses et un turban pourprés, striés d’or, une tunique blanche, et, sur celle-ci, un baudrier rouge où brille la plaque de cuivre gravé indiquant son état officiel. De celui-ci le premier devoir est d’écarter les fâcheux. Cheick Ismaël se tient donc en permanence à la porte extérieure. Il ne laisse pénétrer que les gens dont la mine lui revient et dont les intentions lui semblent pures. Il est l’incorruptible gardien. Par lui, je suis séparé du monde, tout comme le Grand Mogol qui ne voyait que par les yeux de ses ministres. La chaleur, déjà intolérable, me confine au fond de mon appartement pendant la plus grande partie du jour. N’arrive jusqu’à moi que qui a su plaire à Cheick Ismaël. Je ne vois donc personne. Car Soupou, depuis que la fortune a réélu domicile, sous mes espèces, dans son hôtel, ne paraît plus, de peur, sans doute, de la faire s’envoler.

Mais, un certain soir, trompant la surveillance de mes gens pour qui tout prétexte est bon à m’empêcher de sortir, je me suis rendu à la pagode de Villenour pour assister aux fêtes nocturnes de Kochliamballe, épouse de Çiva, à qui ce temple est dédié. Ç’a été un éblouissement. Jamais ces cérémonies magnifiques, puériles et barbares, n’avaient encore produit sur moi un pareil effet.

Par la route large et bonne, sous les grands arbres touffus, telle que je la vis jadis, nous avons roulé une heure durant. Puis nous avons atteint la pagode célèbre. J’ai revu les portiques de granit où s’étagent en interminables frises, les sculptures compliquées, sensuelles et puissantes, sous les lourdes corniches curvilignes caractéristiques des monumens dravidiens. Du haut en bas des parois, c’est un fourmillement de dieux, d’animaux qui luttent, se dévorent, s’enlacent. Les chevaux de pierre se cabrent au-dessus de nos têtes, leurs cavaliers transpercent des tigres, les hampes des lances ploient sous l’effort. Les déesses brandissent des fleurs, des émouchoirs, des armes. Leurs gorges pointent en saillie, semblent palpiter à la lueur indécise des lampes. Toute la façade du temple s’éclaire par instans, quand on attise les pots à feu. Puis elle rentre dans la nuit où brille seule, pareille à une étoile, quelque lampe posée sur le bord d’une fenêtre, tout en haut du gopura.