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est l’Indien le plus considérable de la colonie ? — Oui, Monsieur, je ne le sais que trop. Souffrez que, pour moi, ce propriétaire du suffrage universel demeure au rang subalterne qu’il mérite d’occuper. Oui, Monsieur, je connais Chanoumougamodélyar depuis vingt ans. C’est grâce à lui que les Hindous se sont rendus ingouvernables, qu’ils ont pris en haine et en mépris les Européens, car ces derniers ont eu l’âme assez basse pour rechercher son patronage. Sans doute, Monsieur, votre Chanoumouga réussit à faire retirer aux prêtres et aux missionnaires la direction des collèges où ils enseignaient l’amour et le respect de la France, et continuaient l’œuvre de civilisation pacifique qu’ils entreprirent depuis deux siècles. Sans doute aussi fit-il remplacer ces ecclésiastiques par des laïcs qui préparent l’émancipation des esprits par l’enseignement intégral. Sans doute même choisit-il les gouverneurs et les déplace-t-il à son gré en mettant le marché à la main à son député qui se charge d’intimider le ministre. Certes oui. Monsieur, tout cela est vrai. Et pourtant, ne vous déplaise, vous voudrez bien placer « Monsieur Chanoumouga » à deux rangs au-dessous de moi, comme il convient, et installer à la première place le représentant du Gouverneur qui a bien voulu m’accompagner officiellement. »

Les choses ainsi réglées, sans que Chanoumougamodélyar en eût contesté l’arrangement, les t)ayadères vinrent et commencèrent de chanter. Elles étaient là cinq ou six, jeunes, assez petites, très noires, et vêtues avec un luxe qui dépassait de beaucoup leur beauté. Leurs caleçons de satin clair quadrillé d’or retombaient sur les lourds anneaux d’argent qui cerclaient leurs chevilles ; leurs pagnes de soie bridant les cuisses, suivant l’usage, puis ramenés en avant, s’élargissaient en queue de paon ; les manches courtes de leur petit corset rejoignaient les gros bracelets coudés d’or fin qui ornaient les arrière-bras. Leurs mains, jaunies de curcuma aux paumes, étaient à ce point chargées de bagues, qu’on eût dit de chacune un écrin ouvert. Leur face brune, entourée d’orfèvrerie, éclairée par les boucles et les boutons de nez, les anneaux et les pendans d’oreille, les frontaux et les gourmettes d’or, apparaissait plus sombre entre les houppes de jasmin qui tombaient des tempes.

Alors le chef de l’orchestre annonça que les bayadères ne danseraient point, et cela parce que le char de Çiva se trouvait