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d’empêcher une nation rivale, qui naguère l’avait humiliée, d’écraser un peuple naissant, revendiquant son indépendance ; mais, si noble qu’eût été cet acte de sage politique, il ne pouvait avoir pour notre pays que des conséquences heureuses. En 1793, les États-Unis, s’ils s’étaient lancés dans une lutte maritime où l’Angleterre était certaine de l’emporter, s’exposaient à compromettre les résultats de la guerre de l’Indépendance, peut-être même à disparaître comme nation, la République française étant paralysée, dans son action défensive, par le formidable effort qu’elle avait à soutenir tant à l’intérieur que sur ses frontières, contre les ennemis qui l’assaillaient de toutes parts. Accueillir les demandes de Genet, c’était, à courte échéance, pour les États-Unis, la rupture de toutes relations commerciales avec la Grande-Bretagne, l’abdication de leurs plus chers intérêts nationaux au profit d’une puissance étrangère, et finalement une guerre désastreuse. Par la France même ne sentaient-ils pas déjà leur autonomie presque atteinte, à la lecture d’ordres tels que celui-ci, que Genet avait mandat, sans même avoir consulté les intéressés, de mettre à exécution sur leur territoire : « Le Conseil exécutif a autorisé le ministre de la Marine à faire remettre à notre représentant près les États-Unis un certain nombre de lettres de marque en blanc qu’il délivrera à des armateurs français ou américains. Le ministre de la Guerre lui remettra pareillement un certain nombre de brevets d’officiers en blanc, jusqu’au grade de capitaine inclusivement, qu’il donnera aux chefs indiens qu’il déterminera, s’il est possible, à prendre les armes contre les ennemis de la France. »

Tout au moins eût-il fallu que, par son tact et sa prudence, le nouveau ministre tempérât d’aussi audacieuses instructions. Loin de là, il les exagéra, traitant, dès le lendemain de son débarquement, les États-Unis en simple annexe de la République française, trop heureuse de recevoir de celle-ci un mot d’ordre, presque une consigne.

Au cours du voyage de trois cents lieues qu’il fit pour se rendre de Charleston à Philadelphie, il ne cessa de provoquer de bruyantes manifestations, sur lesquelles ses lettres s’étendent avec une infinie complaisance. En vain proclame-t-il que ses appels révolutionnaires mettent les Américains au comble de la joie et se flatte-t-il, — s’imaginant « . avoir détruit chez tout ce peuple des préjugés qu’on lui avait inspirés avec art, » — d’arriver à Philadelphie « soutenu par sa voix imposante. » Dès sa première